Joconde All-star à Naples pour les 30 ans en scène d’Anna Netrebko
À une semaine d’écart seulement, entre la dernière représentation à Salzbourg et l’avant-première à Naples, ces vedettes du monde lyrique interprètent La Gioconda de Ponchielli, opéra trop rare (sa dernière représentation au San Carlo remonte presque déjà à un demi-siècle), malgré sa fameuse "Danse des heures".
Ce projet s’avère d’autant plus important que la plupart de ces grands solistes font leurs premiers pas dans leurs rôles respectifs : il s’agissait à Salzbourg et donc dans la foulée à Naples, d’une prise du rôle-titre pour Anna Netrebko et de celui de Laura pour Eve-Maud Hubeaux, ainsi que des débuts scéniques d’Enzo et Barnaba pour Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier (qui rejoint l’équipe à Naples, ce rôle ayant été tenu à Salzbourg par Luca Salsi), ces deux derniers ayant chanté pour la première fois cette partition en concert à Sydney l’été dernier, avec le chef Pinchas Steinberg, à la baguette à nouveau, pour cette production. La répétition générale prévue pour le 7 avril a même été transformée en représentation publique, en l’honneur de la diva russe qui marque ainsi ses 30 années de carrière, commencée le 6 avril 1994 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg dans Les Noces de Figaro.
Partant d’un répertoire mozartien et rossinien avec des rôles de “soubrette” (typologie de rôle et vocale de plus petit format), Anna Netrebko a ainsi entrepris un grand voyage lyrique la menant aux rôles dramatiques d’aujourd’hui (Aida, Turandot, entre autres). Ce soir, elle incarne une Gioconda aux cheveux longs et d’une allure juvénile, quoique vocalement mature et bien étoffée dans les graves. Elle domine le plateau par sa santé vocale, l’émission étant abondante et volumineuse, bien sonore même depuis le fond de la scène. Le vibrato est présent mais contenu, il teinte finement son expression déjà riche en nuances, au sein d'un appareil agile qui manie avec facilité et assurance les sautillements mélodiques à travers toute la gamme. Son art vocal parvient à l’apothéose de l’acte final, celui du noble sacrifice de l’héroïne qui ne laisse pas indifférent le public napolitain (couronnant la soprano d’ovations après l’air, rendu délicat et poignant, “Suicidio”).
Jonas Kaufmann rencontre quelques difficultés scéniques et vocales dans le rôle d’Enzo. Son mouvement sur scène est quelque exagéré et ralenti (ses chaussures baroques avec talons rendant certes la tâche difficile), tandis que la projection peine à percer l’orchestre en tutti, ce qui a pour principale conséquence d’ôter au texte son intelligibilité. L’accompagnement, lorsqu’il se fait plus léger, lui permet toutefois de déployer et de pleinement épanouir son phrasé suave, empli de finesses, étoffé dans les graves mais poussé vers les cimes (quelques notes aux confins de sa tessiture écourtant son souffle). Comme souvent, sa prosodie reste un point fort de sa performance, a fortiori appuyée avec un legato ciselé, de longues phrases et une voix soulevée (vers la voix de tête) à la fois dynamique et douce. Pourtant, quelques spectateurs “puristes” de la technicité vocale, n’hésitent pas à lui envoyer de bruyantes huées du balcon.
Tel un Iago, Ludovic Tézier incarne avec conviction et brio le vil et intriguant Barnaba. Le baryton français est pleinement investi dans son jeu, la voix se projette loin, colorée d’un léger vibrato qui soutient l’expression. Il donne du sens au texte, prononcé avec soin jusqu’à la dernière consonne, le tout relié par un phrasé plein de rondeur et son legato soyeux. Le contrôle de souffle est à son apogée, le duo avec Kaufmann abondant en héroïsme lyrique, la voix de poitrine résonnant chez les deux solistes.
Déjà présente pour la production salzbourgeoise, Eve-Maud Hubeaux s’est imposée comme choix naturel pour remplacer Anita Rachvelishvili à Naples. La mezzo franco-suisse s’adapte rapidement à la nouvelle mise en scène (après celle d'Oliver Mears), œuvrant à l'alchimie sur le plateau. Elle chante d’une intonation pure et d'une émission droite, avec un volume mesuré mais intense dans les aigus. Le timbre est arrondi et délicat, avec des graves nourris et stables, portant ses duos d’amour avec lyrisme et élégance.
Kseniia Nikolaieva impressionne en Cieca, vocalement et physiquement par son maquillage, son masque, ses yeux noircis (représentant les yeux arrachés de ce personnage menacé et torturé). Sa voix de mezzo s’approche du contralto, creusant les profondeurs tonales avec étoffe et rondeur, tandis que, dans la largeur de son ambitus, ses cimes sont immaculées et puissantes, adossées à une projection sonore et droite. Le vibrato est effacé et le legato magnifie, avec son grand souffle, l'expression mélodieuse et lissée, notamment en duo avec Anna Netrebko qui joue sa fille.
Alexander Köpeczi se fait un redoutable chef de l’Inquisition (le personnage d'Alvise Badoèro), d'une voix sombre et autoritaire, le tout accordé par un phrasé solide. Le timbre est touffu et posé, puissant dans l’émission. La prosodie est travaillée et le son arrondi dans les graves, quoique réduit face à l’orchestre et serré en grimpant les sommets de sa tessiture.
Lorenzo Mazzucchelli (Zuàne / Un cantore / Un pilota) offre une basse nourrie et résonnant solidement. Roberto Covatta chante Isèpo d’une voix lumineuse et lyrique. Giuseppe Todisco (membre des chœurs) offre au Barnabite un baryton précis et suffisamment sonore.
Le Français Romain Gilbert situe sa mise en scène dans le temps et les lieux de l'œuvre (la Venise du XVIIe siècle, et notamment dans le fameux Palais ducal). Son approche, associée à Christian Lacroix pour les costumes, est à la fois traditionnelle et visuellement riche, laissant la priorité au chant. La somptuosité de la parure générale au plateau et les palettes des couleurs dénotent bien le carnaval vénitien, notamment avec les figures issues de la commedia dell’arte (Arlequin, Polichinelle, Pantalon, entre autres) qui dominent le ballet dans son élégance et galanterie (chorégraphie de Vincent Chaillet). La disposition scénique des solistes et du chœur ne permet toutefois pas souvent la meilleure projection de voix, tandis que le mouvement des acteurs manque de naturel et de fluidité.
Au pupitre de l’Orchestre du San Carlo, Pinchas Steinberg peine à établir une coordination stable entre la fosse et le chœur, ce dernier étant souvent derrière rythmiquement, notamment au début du spectacle. De surcroît, le volume sonore important tend à éclipser tant les solistes que les choristes. Le relief expressif n’est pas spécialement délicat, mais les pupitres de cordes et des bois (hautbois notamment) se démarquent par un jeu lyrique, compact et mélodieux, avec un (généralement) bon équilibre entre les sections. Le chœur de la maison napolitaine, en difficulté au début de la soirée, retrouve ses lettres de noblesse dans la deuxième partie, avec clarté et équilibre, y compris et même depuis les coulisses, avec un accompagnement plus intime.
La salle comble acclame chaleureusement les artistes, notamment les quatre vedettes, à plusieurs reprises, pour les saluts.