Une Bohème dans le plus simple appareil à Bordeaux
Comme pour laisser toute place à l’émotion transmise des personnages vers le public, la mise en scène d’Emmanuelle Bastet a fait le choix du dénuement et de la simplicité : celle de cette Bohème qui tient une place particulière dans la longue collection des drames véristes (réalistes-naturalistes italiens) du maître de l’émotion qu’est Puccini. Une place particulière car celle d'un archétype : pour sa durée -relativement- courte d’exécution (un peu moins de deux heures) ainsi que sa répartition en 4 actes égaux très lisibles, faisant intervenir des archétypes connus dans le récit d’une jeunesse sans le sou, vivant de poèmes et de tableaux vendus sous le bras, entre les quatre murs d’une chambre mal chauffée, sous les toits de Paris. Une vie de bohème, au sens le plus communément admis du terme.
Une lecture symbolique pourrait alors porter à croire que cette production s'inscrit aussi dans une allégorie de la condition modeste des protagonistes... Surtout quand il est affiché que la production de l’Opéra National de Bordeaux, des décors, jusqu’aux plus petits éléments de costume ont été faits en “zéro achat”. Au premier acte, la chambre des quatre amis est figurée par une simple toile peinte en nuances de gris, et les éléments de mobiliers sont limités au strict nécessaire. Seuls ceux mentionnés dans les répliques du livret (un canapé, une chaise et un poêle) sont installés sur scène. Tout au long de l’opéra, la volonté mise en œuvre par Tim Northam (scénographie et costumes) est bien de réduire l’expression au plus strict nécessaire. L’esprit de profusion d’un grand spectacle y perd sans doute, mais la cohérence du propos est ainsi renforcée. En outre, par effet de contraste, l’acte qui se déroule au café Momus, avec sa foule de personnages et son ambiance chaleureuse, paraît d'autant plus chargé, et vivant.
Puisque toute place est laissée aux personnages dans cette production, la responsabilité des solistes est grande. Il leur incombe de porter la charge émotionnelle du drame.
Une charge dont s’acquitte sans aucune difficulté la Mimí de Juliana Grigoryan. La soprano arménienne allie sincérité et investissement. Ne tombant pas dans le piège de l’héroïne puccinienne (qui consisterait à annoncer une fin tragique dès les premiers instants du spectacle), elle introduit une Mimí d’abord modeste, innocente et réservée. Il en va de même de ses derniers mots, susurrés dans un mezzo-piano presque sur le souffle qui emportent la salle entière. Rien n’est forcé dans l’émission vocale, qui affiche un mélange étonnant de puissance objective et de douceur expressive. Elle couvre sans difficulté l’orchestre à tout moment, laissant distinctement entendre toutes les couleurs de son timbre de velours, sans jamais donner l’impression de chercher à occuper le devant de la scène. Une interprétation d’un naturel désarmant qui lui vaudra d’être ovationnée au moment de saluer.
Le Rodolphe d’Arturo Chacón-Cruz semble s’inspirer de l’interprétation de sa collègue. Il n’est pas le moteur du duo, mais l’alchimie fonctionne lorsque les deux jouent ensemble. Sa disponibilité au jeu montre ses qualités d’écoute, qui se perdent un peu dans une générosité générale lorsqu’il intervient seul ou avec les autres personnages. Si sa voix paraît moins accrochée au premier acte, notamment sur l’aigu final du “Che gelida manina”, il montre une ligne toujours maîtrisée, et d'un souffle particulièrement bien installé pour tenir la longueur du rôle si présent et intense.
Amoureux éperdu et ami fidèle, le rôle de Marcello représente toujours une difficulté notoire pour le baryton qui doit le tenir parmi l'autre couple amoureux et l'autre paire de voix graves que sont Colline et Schaunard, notamment dans les ensembles exigeants. Thomas Dolié tire pourtant son épingle du jeu en optant pour un son appuyé particulièrement efficace qui ne se perd presque jamais dans la masse. À la rondeur du timbre dans ses interventions solo, le baryton français ajoute une intensité de jeu qui le met dans la lumière, dès sa première apparition.
Tubulaire et tonitruante, la voix de Goderdzi Janelidze est sans doute pour beaucoup la découverte de la soirée. Réunissant les qualités de noirceur et de puissance appréciées souvent des voix géorgiennes, il plane par-dessus l’orchestre à chaque instant, y compris dans les passages les plus fournis où ses collègues chantent dans l’aigu. Semblant toujours en maîtrise et en confort, son legato dans le court et fameux air du manteau (qu'il donne pour sauver Mimi, en vain) s'appuie sur un souffle inépuisable. Du côté du jeu, il affiche une sérénité et un détachement qui conviennent bien à son rôle... de philosophe.
Le rôle du musicien farceur et joyeux qu’est Schaunard est tenu par le baryton-basse Timothée Varon. Sa voix affiche un juste équilibre de clarté et de noirceur, sans jamais tomber dans l’excès de l’un ou de l’autre. Un coup d’œil vers lui lors de la scène finale de l’épuisement de Mimí suffit à constater combien il est sensiblement investi, agissant pour le public comme un vecteur d’émotion supplémentaire.
Musetta ferme le bal des rôles principaux de La Bohème, interprétée ici par la soprano italienne Francesca Pia Vitale. Provocante à souhait dans la vision d’Emmanuelle Bastet, debout sur le bar ou allongée sur le dos, elle chante dans toutes les positions possibles avec facilité, sa voix étant assise sur une technique à toute épreuve. Une facilité qui lui permet un fait d’arme notoire : l’accroche instantanée des aigus dans une nuance piano caressante, qui donne une couleur rare et bienvenue à son rôle.
Benoît, truculent propriétaire qui intervient au premier acte, est campé par Marc Labonnette, baryton-basse de métier. Drôle et théâtrale, sa scène avec les quatre amis est un moment de légèreté salutaire dans le drame. Loïck Cassin est un Alcindoro discret, qui affiche un grand sérieux dans ses interventions jouées, auxquelles il ajoute la sécurité d'une voix stable, quoiqu’un peu raide dans l’aigu.
Quatre autres voix sortent du Chœur de l’Opéra National de Bordeaux. Le ténor Woosang Kim est un Parpignol au timbre bien accroché, Jean-Philippe Fourcade est surprenant de clarté en Sergent, Olivier Dubois pose une intervention puissante en Douanier et Luc Default ressort astucieusement de la masse en avant-scène, avec une projection efficace en Marchand.
Offrant la cohésion et la puissance attendue, les voix du Chœur préparées par Salvatore Caputo sont rejointes par le choeur d’enfant de la Jeune Académie Vocale d'Aquitaine dirigée par Marie Chavanel, qui font montre d’une belle aisance scénique sans jamais perdre le fil de leurs interventions.
Familier de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine pour l’avoir dirigé à plusieurs reprises, notamment dans le Requiem de Mozart version scénique (zéro achat) de la saison 2022-2023, le chef espagnol Roberto González-Monjas exprime une fois encore son art de la couleur, faisant ressortir toute la fresque savamment dessinée par Puccini, et assurant un confort de jeu très perceptible aux nombreux petits solos ou duos instrumentaux, qui font prendre à la partition un relief précieux.
Lui et ses collègues seront ovationnés au moment des saluts, par un public enthousiaste qui aura goûté cette avant-dernière production lyrique de la saison de l’Opéra National de Bordeaux.