À Vichy, Philippe Sly réinvente le Voyage d'hiver de Schubert
Ici, le piano est remplacé par quatre instruments
Ce Winterreise, cycle de 24 Lieder composé en 1827 par Schubert, un an avant sa mort, est une authentique invitation à l'errance. Désespoir et solitude y guident les pas du narrateur-chanteur, qui s'avance dans l'hiver glacial vers un horizon n'ayant d'autre issue que la mort. Contrairement à La Belle Meunière, précédent cycle du compositeur, joie et amour n'ont guère voix au chapitre dans ce Voyage d'hiver (à part peut-être dans le Lied 11, le Rêve de printemps). Des Larmes gelées (Lied 3) au Joueur de Vielle (Lied 24, le temps de la démence finale), en passant par l'Inondation (Lied 6) et le Matin d'orage (Lied 18), le chant comme les textes de Wilhelm Müller, sont une inexorable plongée vers le néant et le sommeil éternel. La tonalité mineure fait d'ailleurs largement loi dans l'ensemble de cette partition aux frontières du théâtre chanté. Aussi, par la force de ses textes autant que par la solennité et la profondeur de sa musique, ce roman lyrique est-il considéré par beaucoup comme l'un des cycles pour piano et voix les plus aboutis dans l'histoire de la musique. À l'origine écrite pour ténor, cette œuvre est depuis longtemps devenue une pièce maîtresse du répertoire de baryton, dont bien des représentants ont légué à la postérité de remarquables enregistrements, Dietrich Fischer-Dieskau en tête.
Mais, pour cette version donnée à l'Opéra de Vichy (et programmée à Rouen les 18 et 19 décembre), il n'est point question d'intimité entre une voix et un instrument. De fait, la partie habituellement dévolue au piano est ici confiée à quatre instruments : trombone, violon, accordéon et clarinette (plus la vielle à roue, qui intervient dans le dernier Lied). Une adaptation musicale qui a de quoi surprendre, d'autant que les quatre instrumentistes (canadiens, en l'occurrence) sont aussi des acteurs : ils jouent, certes, mais ils bougent, aussi, occupant à tour de rôle les quatre coins de la scène, une fois assis, une autre debout, quitte à parfois jouer allongés... ou dos au public. La mise en scène de Roy Rallo, si elle est relativement épurée en terme de décors (seuls un piano et une chaise sont placés sur scène), dicte ainsi aux protagonistes de l'action des mouvements incessants, et des va-et-vient permanents, imposant parfois de longues pauses entre deux Lieder. Des Lieder que des jeux de lumière (tantôt forte, tantôt absente) inscrivent tous dans des ambiances différentes, quitte à plonger la scène dans un noir total (en corrélation avec la tonalité de la musique et le poids mélancolique des textes). L'effet, en terme d'attention et de progression dramatique, est réussi. Dommage toutefois que tous ces jeux de scène aient parfois tendance à reléguer au second plan la musique, ou en tout cas à détourner à l'excès l'attention du public.
Vocalement, Philippe Sly démontre tout son potentiel
Philippe Sly, qui nous avait parlé en interview de son travail sur ce spectacle, est musicalement irréprochable d'un bout à l'autre du spectacle. Expressive et aisément projetée, sa voix profonde, au timbre austère, restitue parfaitement l'ambiance générale (donc sombre) de l'œuvre, même si la diction est parfois perfectible. Scéniquement, avec sa chemise blanche et son costume noir poudré de blanc (pour feindre la neige), celui qui fut un remarqué Don Giovanni à l'été 2017 à Aix-en-Provence est tout aussi investi, avec un jeu simple et dépouillé de tout geste superflu. La connexion avec les musiciens fonctionne également sans grande difficulté, même si l'union de la voix et d'instruments tels que le trombone et l'accordéon, quoique pas inédite dans l'histoire de la musique, ne semble pas toujours propre à dégager l'intensité et l'émotion requises en l'espèce. Il est ainsi significatif de constater que les Lieder les plus poignants sont à la fin de l'œuvre, où Philippe Sly est accompagné au piano ou à la vielle (instrument que le chanteur prend lui-même en main).
À bien des égards, ce Winterreise revisité est donc déconcertant, à même de troubler les mélomanes puristes. Mais ce spectacle a au moins l'immense mérite de captiver l'audience d'un bout à l'autre de la partition, en mettant en lumière un chanteur dont la voix, même invitée à plonger dans les ténèbres de l'hiver, parvient formidablement à réchauffer les cœurs.