Les Pêcheurs de perles à l'Opéra de Flandre : Folle ivresse, doux rêve
Après le Satyagraha de Philip Glass, l'Opera Ballet Vlaanderen poursuit son goût certain du voyage vers les contrées orientales, fascinantes, d’une expressivité musicale toujours nouvelle et captivante encore aujourd’hui. Un songe à travers le temps, effroyablement efficace qui éradique presque l’histoire des Pêcheurs de perles pour en dessiner une version nouvelle, folle et surtout libre.
Les spectateurs qui s'attendent à une ambiance exotique, traditionnelle ou Bollywood, des saris et des couleurs ocres seront plus qu’étonnés par la mise en scène ultra contemporaine du quatuor FC Bergman (qui a été comparé à une hybridation Pina Bausch-Romeo Castellucci). Dans ce décor inventif et fait main, la scène tourne à 360 degrés, les chanteurs sont grimés, ridés, et les belles plages du Sri Lanka se révèlent être une cantine d’hospice, voire même un crématorium. Ce sont pourtant bel et bien Les Pêcheurs de perles de Bizet qui s'offrent, en charentaises, mettant à l'honneur un troisième âge légèrement kitsch en clin d’œil au film Youth de Sorrentino, avec la folie créatrice d'un Terry Gilliam. Le décalage visuel et auditif renforce l’effet de surprise au service de la musique, les corps nus se jetant par amour dans un ultime combat, audacieux et ingénieux.
Talentueux également, musicalement : sous la direction de David Reiland, chef d’orchestre belge et Directeur musical de l'Orchestre national de Metz depuis cette année, la musique de Bizet est énergique et brillante, fine et homogène. Légèrement pudique sur l'ouverture, l'Orchestre des lieux tisse une forme de suspens musical, au service de la scénographie.
Certes, la distribution vocale légèrement hétérogène peut surprendre. Les voix masculines plus âgées contrastent avec le chant très clair de Leila, incarnée par Elena Tsallagova, lyrique et brillante (bien qu'apparaissant en vielle dame sur un fauteuil roulant, amenée par une foule de quinquagénaires solennels) ! La chanteuse ne ploie devant aucune contrainte de mise en scène, vieillie puis dénudée, déesse de Botticelli conservant une clarté de voix cristalline, maîtresse de la partition, ronde, piquée, précise.
Légèrement en retrait, Stefano Antonucci et son Zurga semble peiner sur le plan de la déclamation française, mais aussi sur son chant parfois poussif, voir même arraché. Les aigus sont soufflés, refroidis, l’état de nostalgie semble embaumer le jeu de l’artiste, minimaliste et presque poseur, qui succombe à l’âge de son rôle avec dépit. Charles Workman (Nadir) en revanche tire son épingle du jeu avec un naturel, une noble décontraction vocale mais aussi scénique. Une élégance nonchalante qui lui confère une tenue de voix dans les graves, un peu moins dans les aigus légèrement soufflés, malgré une belle prosodie de la langue française.
Ces trois personnages principaux ont leur jeune double danseur : Bianca Zueneli (jeune Leila onirique et contemplative) et Jan Deboom (figurant l'énergique jeunesse et la puissance romantique de Nadir). Stanislav Vorobyov incarne pour sa part à la fois le jeune Zurga et Nourabad. Heureuse surprise de la distribution, il s’assure une présence remarquée par ses graves puissants et véloces. Les Chœurs de la maison, sous la direction de Jan Schweiger brillent d’une intense énergie. Les voix masculines du chœur rattrapent quelques notes graves attendues chez les solistes, et les chœurs féminins accompagnent la soprano avec précision, pour un résultat étoffé à la belle portée dramatique.
Cette production, entre nostalgie et avant-gardisme, est ovationnée par un public en liesse. Un bijou brut à voir à Anvers avant Noël ou après la nouvelle année à Gand.