Mefistofele à Orange : le soir où tout a basculé (ou presque !)
Outre la qualité artistique (réelle) du spectacle, ce Mefistofele restera dans les annales pour avoir évité de peu un accident qui aurait pu s’avérer dramatique : la mise en scène impose à Faust et Mefistofele de monter dans une frêle nacelle qui doit s’élever peu à peu au-dessus du plateau. Très vite, la nacelle se met à pencher étrangement sur la gauche. Faust (Jean-François Borras) et Mefistofele (Erwin Schrott) se précipitent alors à droite pour rétablir l’équilibre. Jusque là, on pouvait encore croire à un effet de mise en scène. Mais la nacelle se met subitement à tanguer, tantôt à gauche, tantôt à droite. Jean-François Borras se cramponne comme il peut à la barre qui se présente devant lui, tandis qu’Erwin Schrott se déplace sur la nacelle tant bien que mal de façon à essayer de maintenir l’équilibre, sous les cris de frayeur du public. Jusqu’à ce que la nacelle bascule de façon plus accentuée encore. Les chanteurs se retiennent comme ils peuvent, attendant patiemment et avec un incroyable sang-froid qu’on vienne les tirer de ce mauvais pas. Erwin Schrott trouve même le moyen de plaisanter, ce qui contribue à dédramatiser la situation et à calmer le public, extrêmement inquiet et se voyant déjà contraint d’assister à un dramatique accident en direct. Au bout d’un temps qui semble une éternité (aux spectateurs et surtout, sans doute, aux deux chanteurs !) , la nacelle est rééquilibrée et redescendue. Après avoir retrouvé le plancher des vaches, Erwin Schrott et Jean-François Borras courent tout autour de la scène, faisant une sorte de tour d’honneur sous les acclamations du public immensément soulagé.
Conclusion de cet incident : Erwin Schrott n’a pas le vertige (d’autant qu’un peu plus tard il doit chanter aux pieds de la statue d’Auguste, perchée dans la niche du mur…), et il y a un dieu, même pour le Diable et ses proies !
Au-delà de cette grosse frayeur, un vent de renouveau semble souffler sur les Chorégies d'Orange ! Le temps où le théâtre antique affichait des titres plutôt ambitieux pour un Festival réputé grand public (Simon Boccanegra, Elektra, le Ring, Boris Godounov y ont été programmés à la fin du siècle dernier) paraissait révolu, mais Jean-Louis Grinda crée la surprise cette année en montant le chef-d’œuvre de Boito, pour la première fois à Orange depuis 1905.

À cette œuvre ambitieuse et dont le public n’est pas nécessairement familier (l’œuvre, à découvrir ici, est peu programmée, bien qu'elle le soit en octobre prochain à l’Opéra de Lyon), il faut une mise en scène lisible et immédiatement séduisante : c’est l’option retenue par Jean-Louis Grinda, et bien lui en a pris si l’on en croit les réactions enthousiastes du public qui accueille triomphalement l’ensemble des artistes à la fin de la représentation. Pas de réflexion métaphysique, pas de transposition plus ou moins hasardeuse (les anges sont bien des anges, les Grecs de l’Antiquité sont bien des Grecs de l’Antiquité, avec cothurnes et chlamydes de circonstance), nulle austérité non plus dans la mise en scène, mais une mise en images brillante, rendant parfaitement compréhensible l’intrigue du livret de Boito, dynamique, colorée, sans faute de goût, donnant à voir quelques tableaux spectaculaires, tels la fête de Pâques au premier acte où figurants et choristes arborent une multitude de costumes tous plus bariolés et originaux les uns que les autres, ou encore les prologue et épilogue, où les anges envahissent de leur blancheur immaculée l’immense scène du Théâtre Antique. Quelques projections impressionnantes sur le mur (paysages grecs, surgissement de la lumière divine) viennent étayer efficacement la vision simple et claire que Jean-Louis Grinda propose de l’œuvre.

Musicalement, la réussite est également au rendez-vous. Entourés de seconds rôles très efficaces (desquels se détache la truculente Dame Marthe de Marie-Ange Todorovitch), les interprètes principaux, en dépit parfois de certaines inégalités, tirent tous leur épingle du jeu. Dans le rôle de Faust, la projection de Jean-François Borras est un peu limitée et se perd parfois dans les moments les plus dramatiques, ou est couverte par l’orchestre dans certains tutti. Mais le rôle présente aussi plusieurs pages plus élégiaques dans lesquelles le ténor excelle : « Dai campi, dai prati » / « Par les champs, par les prairies » au premier acte, les tendres « Elena, Elena » du quatrième acte, ou encore la scène de sa mort à l’Épilogue, pour laquelle il trouve des accents très touchants.
Avec le temps, la voix de Béatrice Uria-Monzon a quelque peu changé : les graves sont toujours là, le plus souvent poitrinés, mais le médium sonne parfois un peu sourd et manque de projection (problème surtout rencontré dans la scène du jardin). Quant aux aigus, atteints sans difficulté, il sont affectés d’un vibrato assez large. Mais l’implication de l’artiste est totale, surtout à partir de la scène de la prison, et comme son partenaire, Béatrice Uria-Monzon réussit particulièrement les moments de douceur, avec notamment un très beau duo (« Lontano, lontano… ») à la fin du troisième acte.
Erwin Schrott connaît son Mefistofele sur le bout des doigts et sait parfaitement quelle ficelle actionner pour produire ses effets. A une couleur un peu rêche (qui sied bien à l’incarnation du Vilain), la voix du baryton-basse uruguayen mêle une certaine souplesse lui permettant de couvrir sans difficulté l’ambitus (étendue entre la note la plus grave et la note la plus élevée) de sa partie. Son « Son lo spirito che nega » (« Je suis l’esprit qui nie »), ironique, fielleux, grinçant, est une réussite ! Mais surtout, Erwin Schrott se montre incroyablement à l’aise sur l’immense plateau du Théâtre Antique, courant, virevoltant, occupant tout l’espace, capable de traduire l’aspect satanique du personnage de la noirceur de sa voix comme d’une simple mimique ou d’un simple geste !
Après Tannhäuser à Monte-Carlo, Nathalie Stutzmann, à la tête d’un Orchestre philharmonique de Radio France des grands jours, et de chœurs (des Opéras de Nice, Monte-Carlo et Grand Avignon, auxquels se sont joints les Chœurs d’enfants de l’Académie de musique Rainier III) excellemment préparés, confirme ses grandes affinités avec les répertoires romantique et post-romantique. Sa direction, précise (un tour de force quand il faut diriger un orchestre aussi nombreux, dont certains membres jouent en coulisses, et un chœur immense investissant souvent toute la longueur de la scène !), dynamique, contrastée, tour à tour tendre et violente, parvenant à faire des prologue et épilogue non pas des pages statiques mais des sortes d’oratorios dramatiques, n’appelle que des éloges. Le public ne s’y trompe pas, qui lui réserve au moment des saluts une très belle ovation !
C'est la seconde production d'Orange (Le Barbier de Séville) qui sera diffusée à la télévision cette année. Rendez-vous début août sur Ôlyrix pour la suivre en notre compagnie et d'ici là retrouvez les comptes-rendus (notamment d'Aix-en-Provence avec vidéos intégrales) tous les jours sur nos pages !
