Adriana Lecouvreur, Anna Netrebko reprend un rôle fétiche à l’Opéra de Paris
Pour cette reprise à l’Opéra Bastille, le public retrouve la mise en scène de David McVicar qui a déjà été jouée in loco et a tourné sur de nombreuses scènes depuis sa création à Covent Garden en 2010. La proposition, reprise par Justin Way, est de belle tenue : il y a de la vie sur le grand plateau de Bastille, que ce soit l’ambiance des coulisses de la Comédie Française ou du salon de la duchesse de Bouillon mais aussi dans les duos intimes qui émaillent l'œuvre.
Avec ces costumes (de Brigitte Reiffenstuel) qui flattent l’œil et ces détails “historiques”, la lecture de David McVicar est d’une facture classique et efficace, mettant au centre le théâtre : en témoigne le buste de Molière qui attend les spectateurs avant l’ouverture du rideau et qui est enlevé avant le début de l’acte II (peut-être un symbole de la nouvelle dramaturgie musicale que veut imposer Cilea). Il y aussi cette scénographie : un théâtre dont les coulisses sont visibles à l’acte I, la scène au II et au III puis le squelette dénudé au IV.
Adrienne meurt ainsi regardant les lumières de la scène alors que ses amis comédiens lui rendent hommage, finissant l'œuvre par un dernier regard pour son art plutôt que pour celui qu’elle aime. Vision littérale de l’œuvre, le metteur en scène se permet néanmoins davantage de distance dans le ballet (signé Andrew George et Adam Putney pour la reprise), apportant un contrepoint parodique : des danseurs fardés y dessinent un improbable jugement de Pâris, miroir déformé de la rivalité grandiloquente entre Adrienne et la Princesse de Bouillon qui se joue au même moment parmi les spectateurs sur la scène.
Côté voix, Anna Netrebko se fait acclamer aux saluts dans le rôle d’Adrienne qu’elle a fait sien. La soprano triomphe sans difficulté apparente des deux sommets de la partition, agrémentant son chant d’aigus suspendus, quitte à ralentir la ligne de chant. Pourtant, si la voix fait entendre un registre grave puissant, gagné au fil des années, elle manque parfois de mordant tout en restant sonore, comme si la lumière du timbre ne traversait pas tout à fait le brouillard d’une voix pleine de souffle, surtout dans le médium. Néanmoins la chanteuse donne vie et chair à son personnage, commençant l’opéra légère et espiègle pour finir grave et tragique.
Yusif Eyvazov est ce soir Maurizio : valeur sûre, le ténor a de la vaillance à revendre et se tire avec bravoure d’un rôle exigeant. Le timbre est fidèle à lui-même, brillant sur toute la tessiture et nasal à la fois, accrochant ce soir quelques aigus claironnant, parfois avec une couleur très proche du fausset. Le chant est libre, porté par un souffle impressionnant mais manque parfois de chair et de couleur pour séduire tout à fait. Le ténor apporte néanmoins une présence sincère et engagée à un rôle assez univoque.
A l’inverse, Ambrogio Maestri donne ce soir beaucoup de douceur et d’élégance à son Michonnet, peut-être un peu trop : si la voix trouve des couleurs chaleureuses et nobles dans un chant mezzo-forte, le timbre est parfois un peu en retrait face à ses partenaires. Limité dans ses déplacements (le baryton chante la plupart du temps assis), il n’en réussit pas moins à faire passer une émotion sincère à l’acte I notamment, grâce à un jeu et un soin du texte remarqués.
Ekaterina Semenchuk est la rivale de ce cast A : “Acerba voluttà”, le premier air redoutable par lequel la Princesse de Bouillon entre en scène, la trouve un peu en difficulté, situé dans une zone particulièrement inconfortable de la tessiture qui ce soir a du mal à sonner. Pourtant l’instrument ne manque pas de puissance et de séduction comme le montre la suite de la soirée, les graves sont généreusement poitrinés, notamment dans les nombreuses répliques quasi-déclamées que lui réserve la partition, et les aigus sûrs et brillants dans l’affrontement avec Netrebko, dessinant ainsi une rivale qui ne manque pas de panache.
Le couple prince de Bouillon et abbé de Chazeuil est tout à fait assorti, aussi bien musicalement que scéniquement : le premier (Sava Vemić) a la colonne sonore d’une vraie basse, avec une certaine noblesse de timbre, tandis que le second (Leonardo Cortellazzi) fait entendre un instrument très clair et léger de ténor mais qui résonne avec facilité dans Bastille.
Le monde du théâtre est incarné ce soir avec bonheur et jeunesse par quatre chanteurs de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris. Dans leurs quelques répliques, ils font passer une belle énergie et un plaisir de la scène : Alejandro Baliñas Vieites fait entendre un timbre noble en Quinault, Nicholas Jones est un “Poisson” bien chantant et très à l’aise scéniquement, Marine Chagnon incarne une Mademoiselle Dangeville joyeuse avec un timbre sombre quand Ilanah Lobel-Torres fait entendre quelques aigus fruités en Mademoiselle Jouvenot. Se-Jin Hwang complète la distribution en Majordome, apportant puissance et conviction à l’image ce soir du Chœur de l’Opéra auquel il appartient.
La vie qui se retrouve sur scène se retrouve en fosse : Jader Bignamini est ainsi chaleureusement applaudi par le public. Sa lecture de la partition donne ainsi de l’énergie à l’ensemble, réussissant à équilibrer lyrisme et efficacité dramatique, avec des tempi qui sonnent justes aussi bien dans la légèreté du monde du théâtre que dans le dramatisme du dernier acte. Il peut compter sur un orchestre en très grande forme : les musiciens donnent toutes leurs couleurs aux grandes phrases lyriques que leur confie une orchestration rutilante. Une soirée qui a manifestement conquis le public.