Les Huguenots à Bruxelles, vertige des âmes et vestige des temps
Dix ans auparavant, La Monnaie créait l’événement en offrant à son public cette mise en scène de cette œuvre de la démesure et des contrastes (d'un amour impossible en pleine guerre de religions au XVIème siècle). La production renaît sous la direction musicale d’Evelino Pidò, lui qui portait à ce même pupitre bruxellois Robert le Diable du même Meyerbeer, plein d’énergie en 2019.
Le Grand Opéra Français triomphe en Belgique d’une année encore et toujours difficile pour le secteur culturel. Les dimensions superlatives de cette œuvre magnifiée et charismatique (jouée plus d’un millier de fois à l’Opéra de Paris avant de disparaître des affiches) s'affirme comme un triomphe pour le secteur culturel si durement frappé cette année encore. Le Covid a d'ailleurs encore fait des siennes, obligeant à reporter la date de la première représentation. Mais même privée de filage et de générale, après avoir attendu une semaine de quarantaine, la puissance des interprètes (79 instrumentistes, 56 choristes, 16 danseurs et figurants) décape tout sur son passage. Or et Carbone se mêlent aux figurants dans un monde symboliste, mystique et impitoyable comme le signe souvent Olivier Py. Le metteur en scène avait offert au public bruxellois un Lohengrin apocalyptique et cendré en 2018, il revient ici au monde teinté de clair-obscur, une « réalité » historique mi-sale-mi-limpide venant se mêler aux sphères supérieures des religieux au pouvoir.

Vertige des âmes et vestige des temps, Les Huguenots tiraille des valeurs éternellement modernes, offrant le supplice d'un amour impossible, injustice absolue en des temps d'hérésies. Dans les décors mouvants en métal doré, se figure la ville d’un Nord italianisé entourant un immense escalier de marbres noirs. C’est un monde sans soleil (faisant pleinement penser à La Ronde de Nuit de Rembrandt, de noir et d’or, ainsi qu'à Pierre Soulages, Anselm Kiefer et son monde apocalyptique, mais aussi aux chromatismes de la peinture Flamande dans La Leçon d'anatomie du docteur Nicolaes Tulp et aux carcasses de Berlinde De Bruyckere). Tout se meut avec une remarquable densité, dans l’équilibre de l’Horror Vaqui (la peur du vide exorcisée par des tableaux surchargés mais très organisés), dans cette mécanique qui mène jusqu'aux pires atrocités : la mise en scène montre combien cette histoire d'intolérance se répète, combien ce grand cycle perpétuel et l’époque des Valois était pour Meyerbeer un miroir de son temps, et combien il résonne encore et toujours (notamment dans la scène finale de cette mise en scène avec les horreurs du XXe siècle).
Cette densité se retrouve dans la musique de Giacomo Meyerbeer, sous la baguette d'Evelino Pidò, à travers un chromatisme accru. L’Orchestre Symphonique de la Monnaie, rend ainsi justice à toute la temporalité de cette œuvre, creusant sa profondeur tout en maintenant avec constance ses passages faits de légèreté, 5 heures durant.

Tout aussi éprouvant pour le casting vocal, Les Huguenots s’offre magistral, porté notamment par les Chœurs de La Monnaie (sous la direction d'Emmanuel Trenque), retentissants comme à leur habitude. Séparés entre hommes et femmes, leur austérité puissante vient s’intégrer à l’intrigue dramatique avec une riche présence. La scénographie fastueuse demande à chacun une présence irréprochable, ayant pour résultat la simple monumentalité de la composition, tant musicale que visuelle. Peuple révolté, peuple victime d’un pouvoir autoritaire et pourtant patriotique, l’ensemble clame sa présence à travers le contrôle de la voix.
Autre figure de tension scénique, les danseurs chorégraphiés par Daniel Izzo viennent nourrir le propos particulier. Leurs corps viennent ajouter une tension très sensuelle (parfois sexuelle) à l’amour puritain, venant échauffer les chanteurs à travers des danses lascives, la nudité étant de mise pour cause de références mythologiques : Diane chasseresse, nymphettes aux longs cheveux, mais aussi cerfs puissants, l’animalité de l’homme réfutée par les préceptes religieux pousse les mœurs de la production vers celles de certains films (The Devils de Ken Russel, avec une touche de magie façon Terry Gilliam et Uma Thurman dans Les Aventures du baron de Münchhausen).

Les solistes se fraient chacun leur chemin, à commencer par Lenneke Ruiten qui personnifie Marguerite de Valois d'une manière très sensuelle et puissante. La soprano néerlandaise, Donna Elvira dans la Trilogie Mozart-da Ponte à La Monnaie en 2020, s’offre en une icône complexe. La monarque tente d’associer liberté totale et projet politique évitant toute guerre. Charismatique, son interprète est au service total de son rôle par des aigus limpides préfigurant cette féminité exacerbée, tout autant que la puissance vocale à la mesure du personnage, avec une finesse proche de la prouesse vocale.
Tout aussi remarquée par sa voix chaude dont la puissance permet un basculement dans le tragique, Karine Deshayes figure une Valentine extrêmement complexe pour sa prise de rôle. L'humilité rejoint la noble prestance, réunissant les extrémités vocales dans la finesse. Le timbre profond se compose dans le tragique, et l'amplitude vocale se déploie, puissante, altière, vers les aigus chauds d'un timbre cuivré.

Le public découvre ici Ambroisine Bré dans un costume de valet façon Spirou. Vive, piquante et charismatique, la mezzo-soprano française prend le rôle d'Urbain pour ses débuts à La Monnaie, apportant un grand souffle de fraîcheur à la distribution, tant par ce rôle qui vient bousculer le sombre caractère général de l’opus, que par le brillant de sa voix acidulée, piquée, précise, redoutable.
Enea Scala fait une fois encore et toujours pleinement briller sa voix belcantiste au sein d’une production diverse, voire hétérogène. Le déploiement dans le tragique réussit à percer pour le ténor italien à la ligne reconnaissable entre mille, mais qui détonne ainsi dans ce casting aux voix plus nordiques et assises. Les arias se dessinent avec une immense ornementation, plus rococo encore que baroque, au service d’un Raoul de Nangis tiraillé.

Plus sombre, austère, baroque protestant, Nicolas Cavallier apporte au Comte de Saint-Bris (pour sa première fois), le dessin abyssal de sa voix, au maintien puissant. Noble, charismatique et autoritaire, le père de la jeune Valentine est tiraillé dans ses principes religieux, ce qu'illustre l'ambitus de son chant, tenant son auditoire en haleine a cappella, en tenant ses notes avec l'appui redoutable de sa voix chaude, son jeu maintenu et altier (jusqu’au développement d’un tragique plus sombre encore).
Autre voix sombre et puissante, Vittorio Prato ne rencontre aucune difficulté en Comte de Nevers (qu'il prend pourtant, lui aussi). Les graves naturellement puissants du baryton italien s’offrent avec retenue, à la mesure de ce casting précis. La voix roule avec élégance, les arias chaudes et mesurées renforcent l'élégance de la production.
Sans plus de difficulté, Yoann Dubruque en Retz (prise de rôle également) offre une voix plus directe et plus vive, puissante et efficace.

En prise de rôle et débuts maison également, Alexander Vinogradov a la profondeur de voix incommensurable de Marcel. Droite, profonde et directe, la basse russe perce avec aisance pour dessiner son rôle avec assise et retenue.
Le jeune ténor Pierre Derhet revient sur les planches de La Monnaie, prendre le rôle de Cossé avec une voix très directe, un timbre éclatant, un ton léger, clair, net et direct.
Raffiné et altier, le ténor français Valentin Thill personnifie Tavannes en Bacchus scandaleux, témoignant d’une aisance de jeu et d'une maitrise de voix à la mesure de son personnage. Directe, franche et honnête, la voix du chanteur se place sans difficulté dans un casting très masculin.
Patrick Bolleire, grand habitué des planches de La Monnaie revient ici pour défendre le rôle de Thoré. La basse belge sait appuyer sa voix et son jeu. Les sons profonds sonnent certains, assurés par un jeu décomplexé, la puissance étant cependant retenue à certains moments. Jean-Luc Ballestra figure un Méru plus discret, l’austérité du jeu venant nourrir la richesse d'un son métallique, avec une prosodie matricée d'une apparente facilité.
Blandine Coulon se dessine avec discrétion et une élégance à la mesure du rôle de la Dame d’honneur, mais le timbre clair est pourtant puissant. La mezzo-soprano colombienne Fiorella Hincapié personnifie une Bohémienne riche de voix, avec amplitude et une générosité vocale légèrement cuivrée mais puissamment aérienne. La soprano belge Margaux de Valensart, que le public plus jeune de La Monnaie avait pu découvrir avec Mozart for Kids, revient ici en Coryphée et Bohémienne servies par son élégance, l'amplitude et la richesse de sa voix claire et limpide.
Luca Dall’amico au service des rôles de Maurevert et du Troisième moine revient sur les planches de La Monnaie, après Il Trittico. Le grave sombre impressionne mais le reste du timbre reste clair et relativement discret. Maxime Melnik lui aussi revenant d’Il Trittico (où il était un jeune rockeur) offre une voix égale, des aigus très clairs et dessinés, des graves plus riches en Bois-Rosé et Premier moine. Plus discret au sein de la production, Emmanuel Junk personnifie un Moine et un Coryphée avec la rondeur de son baryton-basse et la maitrise des arias plus profondes. Le ténor belge Alain-Pierre Wingelinckx, membre des chœurs de La Monnaie se présente en tant que soliste au service des trois rôles de Valet, Étudiant catholique et Coryphée, de sa voix calme, discrète et en retrait. Son collègue et basse Pascal Macou, sert le rôle de Coryphée avec profondeur de voix.
Aussi issues des Chœurs de La Monnaie et tenant les rôles de Jeunes filles catholiques, la soprano Alessia Thais Berardi dessine une ligne légère et acidulée, tandis que Marta Beretta a un mezzo-soprano cuivré. Enfin, René Laryea personnifie un Archer de guet à la voix puissante, chaude et boisée dessinée d’un charisme austère avec aisance scénique.
La Monnaie fait ainsi une nouvelle fois preuve d'ambition, de renouvellement et de rigueur, réussissant à fasciner et charmer son public qui l'ovationne en retour.