Lohengrin à la Monnaie de Bruxelles : de rouille et de cendre
Sous la baguette d’Alain Altinoglu, actuel père spirituel de La Monnaie et la mise en scène d’Olivier Py qui avait offert des Dialogues des Carmélites sublimes cet hiver, Lohengrin revient à Bruxelles avec une odeur de souffre sur le lieu originel de sa naissance au monde francophone.
« Stunde Null », Année Zéro
Le décor métallique, rouillé, âpre de la senteur des cendres tièdes place Berlin dans un champ de ruines. Tout est perdu, les gloires héraldiques, le rêve de fonder Germania sont tapis d’un gris anthracite, nous sommes en 1945, et la guerre est perdue. Dans cette Capitale silencieuse, une histoire païenne et pourtant Messianique prend place, au carrefour des temps, « Berlin Carbone, Berlin vanité » appelle à voir ces erreurs humaines perpétuelles. Sans détour, avec la brutalité du silence d’après-guerre, c’est assommés que se dessinent les rôles du généralissime et dangereux Wagner entre les mains d’une génération d’artistes habiles.
Œuvre politiquement dangereuse oblige, Olivier Py, metteur en scène, tient à clarifier les enjeux de Lohengrin qui n’est pas « un Opéra nationaliste, mais un Opéra sur le nationalisme ». « Il faut révéler l’œuvre par ses conséquences ultimes, comme si elle était un cauchemar prémonitoire ». En effet, il le reconnaît lui-même, Wagner imagine l’architecture politique du prochain Reich. Le décor tourne, comme les rouages du temps, et entre prémonitions réalisées, innocence perdue de l’avant guerre, se raconte un Lohengrin messianique.
En opposition totale avec le gris monochrome des décors, la musique pénètre et sonne, résolument féminine. Alain Altinoglu à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie transcende la partition de Wagner, offrant des sons aériens, colorés et caressants, nourris de tensions dramatiques ! Rares sont les opéras aussi complexes, partagés parmi un orchestre aussi fourni ! Et les chœurs féminins et masculins, sous la direction de Martino Faggiani sont bouleversants.
Les couleurs viennent aussi des interprètes. Chacun, de façon presque synesthésique mariant les sens en s’appropriant une gamme théâtrale, et offrant une voix à la mesure de la partition. Présent à la seconde distribution (la première distribution étant visible en replay en suivant ce lien) le ténor américain Bryan Register, surprend par une douceur et pudeur de voix à la mesure de la noblesse de son personnage, Lohengrin. Remplaçant de dernière minute (et pour toute sa série de représentations) de Joseph Kaiser, il semble surprendre par un manque d’héroïsme et de puissance lyrique, mais s’assure une justesse remarquable par sa grande connaissance des difficultés de son rôle. Le souffle est long, précis, et surtout sensible, Bryan Register est au service total de la partition.
Elsa, personnifiée par Meagan Miller perd sûrement un peu d’innocence, portée par la belle puissance de sa voix, n’assurant pas toujours un timbre éclatant dans les notes les plus redoutables et le vibrato entachant la justesse et sa pureté. Offrant cependant de magnifiques arias, il faut souligner sa belle vélocité, très en vue sur « Einsam in trüben Tagen » (Seule dans les sombres jours). Ses quatre pages sopranos et altos l'accompagnent, chantés par Lisa Willems, Virginie Léonard, Isabelle Jacques et Raphaëlle Green, dont les aigus s’étoffent avec la précision d'un beau souffle faisant face au chœur féminin de La Monnaie.

Ortrud est magnifiée par Sabine Hogrefe. Machiavélique, perfide, manipulatrice, le rôle confère à la soprano dramatique une palette inégalable. Piquante, sévère et d’une belle acuité, elle s’amuse et déploie un jeu scénique vif. Sa voix ronde et acide connaît pourtant quelques limites, non dans les aigus, mais dans la puissance.
Époux maudit et mari d’Ortrud, Friedrich Von Telramund interprété par Thomas Jesatko est inoubliable. Sa voix de baryton-basse lui confère de magnifiques graves, une belle puissance, écrasée par la perfidie de sa femme, c’est face aux chœurs qu’il s’impose avec des graves impressionnants. Son jeu est dans la retenue, élégante, laissant triompher la voix.

Personnage inoubliable, Heinrich der Vogler joué par le hongrois Gabor Bretz et sa voix impériale s’assure une présence très remarquée. Lien entre tous les personnages de par son rôle d’oiseleur, le père Germanique assied sa stature noble en diapason avec la voix. À sa suite, les quatre nobles du Brabant, Bertrand Duby, Kurt Gysen (basses), Willem Van der Heyden et Zeno Popescu (ténors), une distribution remarquable, dont les voix étoffées balancent de graves précis et profonds. Zeno Popescu, expressif de note et de geste s’offre une performance remarquée. Werner Van Mechelen (Heerrufer) est formidable de justesse et d’expressivité. Sa diction de la langue allemande, irréprochable, donne à entendre des airs porteurs chers à Wagner, autre père des hymnes teutons.
Œuvre messianique au carrefour de l’Histoire, dangereuse et Polémique, Lohengrin trouve en La Monnaie de Bruxelles une version contemporaine, juste et surtout mystérieuse. Tout n’est pas dit, les chuchotements du passé persistent délicieusement. Une belle liberté qu'Olivier Py et Alain Altinoglu offrent courageusement, avec panache.
