Le Triptyque de Puccini à La Monnaie de Bruxelles, exaltantes retrouvailles
Ce Triptyque réunit trois opéras comme trois panneaux d'un retable, mariant trois histoires tragiques avec la vivacité musicale et le lyrisme de Puccini. Aussi différentes qu'elles puissent sembler, ces trois capsules (Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi créées durant la même soirée en 1918 au Metropolitan Opera House de New York) finissent par se re-lier avec une extrême intensité durant cette soirée qui les sépare par deux entractes, mais qu'une vision artistique réunit. Trois lieux, trois mondes, trois couleurs et trois histoires aux enjeux bien différents prennent forme commune grâce aux décors et costumes de Rainer Sellmaier dans la mise en scène très référencée, complexe et virtuose, de Tobias Kratzer.
Le rideau s’ouvre sur Il Tabarro, plongeant d'emblée dans ces docks sombres et sales, aux lumières rouges et crues (à la Sin City de Frank Miller : quatre pièces sont comme quatre bulles d’une bande dessinée). Le monde impitoyable et misérable, froid comme son escalier en métal, noir comme ces sacs en toiles tirés des fonds de cale d'un navire vermoulu : tout cet univers rend d'autant plus vif le rêve d'amour et de départ du couple tragique. Après le premier entracte, Suor Angelica, le deuxième opéra du Triptyque est l'acte II de cette soirée. Le Monastère rajoute la lumière d'un univers en noir et blanc (avec le bleu des pieuses tenues) ainsi que le chant cristallin. La vie solitaire et calme, renfermée et collective s’oppose à la vie des docks : ici rien ne vient troubler le calme olympien d'un monde de pierre et d’encens, hormis quelques péchés de gourmandise parfois, et surtout la souffrance de la privation d’un amour charnel, la solitude, l’histoire d’une mère face à l’abandon de son enfant (faisant le lien ombilical avec les autres drames de ce Trittico). La scène dépouillée est nourrie des présences féminines et baignée par les images projetées d’un film style Nouvelle vague en noir et blanc, dans un temps indéterminé mais menant vers la mort (et donc justement vers le point de départ du troisième opéra, Gianni Schicchi, à mi chemin entre passé et présent, cruel). Dans une nouvelle opposition visuelle, d'avec le monde monacal, le nouveau décor de ce "troisième acte" présente l’intérieur bourgeois d’un esthète musical, avec vinyles et fauteuil design. Un homme écoute de la musique, se laisse bercer par un enregistrement jouant Suor Angelica de Puccini, jusqu’à la fatale crise cardiaque. Le silence se fait dans le luxueux appartement, baigné d'une lumière jaune annonçant l'arrivée de sa famille cupide.
Saisissants, bouleversants d’une redoutable acuité, d’une véracité tragique, les trois opéras en un acte de Puccini semblent ainsi liés par leur contraste autour du vaste sujet de la condition humaine. La palette stylistique de Tobias Kratzer a la modernité d'un zapping documentaire offrant à voir des bribes de vie, d’une profondeur désarmante de simplicité et pourtant effroyable. Le Directeur musical le souligne : « Pour le public de la création (en 1918), il n’était pas si évident de passer d’une atmosphère très dramatique, comme le suicide de la protagoniste à la fin de Suor Angelica, aux situations plus légères et cocasses de Gianni Schicchi. En 2022, la télévision et les réseaux sociaux nous ont tellement habitués à passer rapidement d’une chose à l’autre, qu’on pourrait dire qu’Il Trittico est en quelque sorte "dans l’air du temps".»
La partition de Puccini s’en trouve d’autant plus soulignée par l’acuité de la mise en scène et de la direction musicale. Les sirènes de police, orgues de barbaries, chat qui miaule, klaxons des voitures font littéralement entrer la vie sur scène, plus proches du néo-vérisme. La musique fait face au monde cru d’une condition humaine magnifiée, colorée par les variations de la partition sous la baguette d'Alain Altinoglu : marquée, comme à son habitude, par la finesse et l’acuité pour conduire l’Orchestre maison, toujours aussi précis. Les Chœurs (préparés par Alberto Moro) ne sont jamais effacés, malgré leur absence scénique hormis dans Suor Angelica. Exclusivement féminin, ce drame-ci s’impose lui aussi avec une puissance bien particulière pour réunir voix et instruments : avec moins de mouvement et plus d’intimité, la musique s’approche du religieux et du chambriste dans des lignes claires et célestes. Plus vif, Gianni Schicchi marque le rythme enlevé et bouffe réclamant et obtenant une grande précision de la part des interprètes.
La Monnaie réunit une fois encore une distribution fine et vigoureuse pour affronter un tel projet (et même si, suite à un cas de covid au sein de l’orchestre, la première fait aussi office de générale, aucune maladresse ne transparaît). Corinne Winters est néanmoins remplacée pour cette date par Lianna Haroutounian (engagée en alternance dans cette production). La soprano arménienne se met au service de deux rôles qui se nourrissent et se répondent (Giorgetta et Sœur Angelique) dans une interprétation complexe. D'abord habitée par le désir avec une voix puissante, chaude et sensuelle, la diction précise et teintée d’une légère torpeur se transfigure en religieuse-mère dépossédée de son enfant : brisant le mur de la représentation en déployant un tragique absolu sachant même mettre la beauté lyrique de son chant au service de la souffrance animale et divine.
Peter Kálmán sert les rôles de Michele et Gianni Schicchi avec une force et une liberté égale. Le baryton-basse hongrois marque par une puissance de chant belcantiste, mêlée avec un timbre précis et une diction impeccable. La voix épaisse, ronde et virile du chanteur lui assure une présence remarquée et une grande diversité entre ses deux interprétations : l'homme violent et acerbe dépossédé de son amour, victime de sa propre fragilité, se transforme en un Gianni Schicchi cupide, vengeur et manipulateur.
Adam Smith, joue les bellâtres du premier et troisième acte (Luigi d'Il Tabarro, Rinuccio de Gianni Schicchi). La voix opératique et confiante du ténor britannique marque par une finesse d’interprétation et une noblesse de jeu dont l’apparente facilité reste désarmante. La ligne du chanteur se dessine dans des arias claires et ornementées. Le ténor italien Roberto Covatta offre à Gherardo (Gianni Schicchi) et Il Tinca (Il Tabarro) précision, finesse et clarté. Les aigus légèrement pincés de son chant naturel nourrissent la musicalité de la partition et le réalisme de la production. Giovanni Furlanetto (compères Simone et Il Talpa) marque une voix profonde et ronde d'un bronze presque serré. Maxime Melnik interprète de son côté le rôle fugace d’un chanteur peroxydé, rockeur désabusé errant sur les docks (un Vendeur de chansons). La voix fine et souple du jeune ténor belge rend avec clarté l'aisance du chant.
Remarquée en Frugola et Zelatrice (Suor Angelica), Annunziata Vestri s’impose avec la rigueur de sa diction précise, acerbe et dévouée. Son mezzo-soprano sait se renouveler, au service d’une femme amoureuse charismatique comme d'une religieuse concentrée et sévère.
Benedetta Torre joue le triple rôle de l’amante (jeune prostituée errant sur les pavés), de Suor Genovieffa et de la jeune Lauretta (en amoureuse vénale). Son interprétation libre et facile de jeu et de chant assure avec tendresse le fameux et remarqué O mio babbino caro. Raehann Bryce-Davis est une élégante Princesse Zia (Suor Angelica), son mezzo profond et au timbre chaud sachant être sévère mais aussi brillant, avec une grande précision de voix comme de jeu. La mezzo-soprano Elena Zilio campe le rôle de l'Abbesse sévère, se transfigurant en Zita décoiffante. Vive, précise, déjantée, le jeu de la chanteuse est décomplexé et décapant de liberté vocale. Tineke van Ingelgem, bien connue de La Monnaie revient ici au service des rôles de l’Infirmière, de la Maîtresse des novices et de la Ciesca. La voix limpide et cristalline de la chanteuse, dont la tempérance de jeu et de voix se dessine avec une apparente facilité, s’offre une présence remarquée et très juste. Remarquée également, Raphaële Green en Suor Dolcina s’impose avec un jeu affirmé et la douce grâce vocale de son timbre haut, avec aussi la profondeur d'un cuivre élégant. La jeune soprano Annelies Kerstens est une Sœur Osmina à la voix posée, souple et précise, tout comme sa collègue Karen Vermeiren à l'élégante rondeur piquée et vive. Marta Beretta complète le rang des sœurs avec sa ligne claire et sobre, mais profonde et placée avec expressivité dans les ensembles (tandis qu'Emma Posman est une fine novice).
Parmi les autres petits rôles dans Gianni Schicchi, celui de Betto di Signa est interprété par Luca Dall’amico, imposant sa basse italienne avec une facilité de jeu, et une tempérance remarquée. Tout comme le baryton italien Gabriele Nani joue Marco avec une intensité d’opéra bouffe à la pointe de sa voix vive, d'un ton confiant et éloquent. Roberto Accurso est un Maestro Spinelloccio à la voix sombre et sûre, posée, sévère et pourtant légère. Kurt Gysen officie en Pinellino avec sa voix abyssale de basse à la présence égale. Lucas Cortoos rappelle au bon souvenir des planches de La Monnaie son baryton discret (son rôle de Guccio relevant de l'anecdotique). Enfin, jeune rôle assez en vue de la production, Henri de Beauffort incarne, confiant, l’enfant Gherardino avec une voix claire, jeune et pure.
L'ovation croissant à la fin de chaque opéra-acte est complète à l'issue de la soirée, acclamant cette rare réunion et le bonheur au goût de reprise culturelle.