Nabucco en pleine lumière au Teatro Colón
Ce Nabucco revient du néant. En mars 2020, tout semble prêt au Teatro Colón pour les représentations du premier titre de la saison lyrique mais le sort de la planète en décide autrement pour plonger ce projet dans les tréfonds les plus obscurs et les plus incertains. C’est aujourd’hui sa résurrection, et l'occasion de savoir gré à la prestigieuse institution argentine d’avoir assumé ses contrats et finalement offert cette opportunité au public, venu en masse assister à un spectacle assez controversé par une mise en scène largement commentée dans la presse locale.
Monochromie
La signature de Stefano Poda, pour qui a vu Ariane et Barbe-bleue de Dukas au Capitole de Toulouse monté en 2019, est limpide. Pour cette mise en scène de Nabucco, tout est à nouveau blancheur et contrastes, symétries, répétitions et lenteur. Artiste polyvalent, le metteur en scène italien a aussi à sa charge les décors, la scénographie, les chorégraphies, les costumes, le maquillage et les lumières. Tout s’organise autour d’un gigantesque cube blanc sur fond blanc, souvent saturé de puissantes lumières uniformément blanches, qui occupe toute la profondeur de l’immense scène du Colón. Ces infinies nuances de blanc, qui couvre tous les champs d’action artistique dont Stefano Poda a la charge, impressionnent de prime abord, elles ont le mérite de l’élégance et de la cohérence. Si la scénographie paraît très photogénique, le jeu des lumières, parfois violentes et soutenues, couplé à un plateau presque systématiquement tournant qui donne à proprement parler le tournis, fatigue rapidement les sens du public. Des spectateurs s’endorment au parterre. La lenteur dramatique semble recherchée et chatoyée. La surexposition n’est pas que lumineuse : l’agrégat de symboles dans les airs (une structure atomique, un anneau de Möbius, une aile majestueusement déployée) ou à terre (un puzzle récurrent de cubes formant une anatomie humaine) surcharge un ensemble scénique complexe qui ne donne ni dans la sobriété ni dans la facilité de lecture. L’intellectualisation du dispositif, portée ici à un degré très haut, nuit sans doute davantage à la compréhension du drame qu’elle ne l’expose. La beauté esthétique de la construction scénique perd aussi de sa force en fonction de l’emplacement du spectateur : une position latérale au parterre fait perdre tout sens de symétrie et laisse largement entrevoir les jeux de machinerie et de poulies qui rompent avec tout effet de vraisemblance.
Monotonie
L’Orchestre permanent du Colón, dirigé par Carlos Vieu, semble imiter, du point de vue sonore, la monochromie visuelle. Les couleurs orchestrales paraissent souvent lissées, au détriment des accents verdiens de la partition. La gestion des volumes est équilibrée, l’attention portée aux chanteurs permet à ceux-ci de ne pas être couverts par les musiciens en fosse. Le Chœur maison, dont la fonction théâtrale est à souligner, est dirigé vocalement avec précision et minutie par Miguel Martinez. Le fameux chœur des esclaves, exécuté couché, est acclamé par un public qui récompense moins l’interprétation en soi, qui manque de volume, que le morceau de bravoure qu’il entend.
Le plateau vocal s’insère avec plus ou moins de reliefs dans cette monotonie ambiante. Pour ses débuts dans la maison, le roumain Sebastian Catana, dans le rôle titre, laisse entendre une voix de baryton forte, franche et haute, lisse et agile dans les registres les plus aigus. Le phrasé met en valeur de subtiles nuances. Le timbre est assez rond et chaleureux, les accents, appuyés à l’occasion de projections solidement soutenues, font vivre son personnage. L’investissement théâtral complète une panoplie vocale qui convainc toutefois moins en fin de spectacle, l’amplitude de la voix n’accompagnant pas toujours le retour du conquérant dans le dernier acte.
La soprano slovène Rebeka Lokar possède un vibrato ample. Le timbre est clair, généreux et chaloupé d’où s’échappent des volutes légères et souples. Elle est à l’aise dans l’expressivité de l’intime de piani ténus. Certaines vocalises plus amples sont abruptes, avec des projections qui paraissent trop tendues, deux decrescendi (actes II et III) n’étant pas d’une propreté irréprochable. Mais l’impression d’ensemble est dominée par la clarté lumineuse et solaire de la voix qui sied à son personnage d’Abigaille.
Guadalupe Barrientos (Fenena), entendue dans Mahler et Mozart, gagne les faveurs d’un public toujours plus enclin à applaudir chaleureusement les chanteurs locaux qu’il connaît. La richesse et la profondeur du timbre cuivré et brillant de la mezzo sont ici avérées, alimentées par la douceur du vibrato et une palette harmonique variée.
Le ténor argentin Darío Schmunck, qui a chanté Britten et Mozart sur la même scène, est un Ismaël convaincu servi par un organe vocal haut et clair, scintillant dans les aigus qui restent aisés et favorisés par des projections volumineuses.
Les basses sont à la fête. Le polonais Rafał Siwek impressionne par l’autorité qui se dégage de son personnage de Zaccaria. La voix est chaude et d’une amplitude ronde. La chaleur mordorée du timbre, avec des reflets violacés, est sans doute la révélation vocale de la soirée. Son collègue Mario de Salvo assume avec conviction son rôle de Grand prêtre, la justesse corporelle trouvant sa correspondance dans une expression vocale soignée parsemée d’accents profonds ou percutants.
La soprano argentine Mariana Carnovali retrouve la scène du Colón pour interpréter Anna. Ses projections sont droites et fermes, appuyées par des inflexions limpides et servies par un timbre soyeux.
Le ténor argentin Gabriel Renaud, enfin, fait preuve de sincérité théâtrale et d’assurance vocale dans son personnage d’Abdallo, chanté avec une voix généreusement élancée sur un souffle long.
Le spectacle, accueilli avec plus de curiosité que d’enthousiasme, est une épreuve physique exigeante et laisse une impression mitigée, sans toutefois que personne ne reste indifférent aux expérimentations de Stefano Poda, applaudi au même titre que les chanteurs, les musiciens en fosse et leur chef.