Magnétisme et saltimbanques au Teatro Colón : les Illuminations de Britten en prélude à Mozart
Le spectateur saisit en effet mal a priori, sur le papier, la cohérence de la programmation, tant du point de vue de la chronologie des compositeurs que de l’esthétique des époques, mais c’est bien la tenue de ce concert qui en dévoile une forme assez subtile d’unité cachée.
« Comédie magnétique »
La partition des Illuminations, œuvre complexe, peut être exécutée de façon indifférenciée par une soprano ou un ténor. Darío Schmunck, sous ses allures de dandy débonnaire, possède un organe vocal qui surprend. Haut perché, le timbre de ce ténor argentin est à la fois pointu, pentu même, mais d’une douceur emprunte d’ingénuité et de mystère qui sied bien au porte-voix du jeune poète : d’entrée de jeu (Fanfare est le premier des dix poèmes de Rimbaud mis en musique), la voix se remarque par son caractère juvénile et presque diaphane, inscrite dans une couleur qui relève, et de façon consciente et travaillée, d’un brouillard vocal suggestif. Les inflexions vocales sont londoniennes à souhait. L’énigmatique Interlude (VI) est rendu par le caractère surprenant d’une voix translucide, presque blanche. Villes (II) manifeste de l’entrain et de l’investissement physique mais le volume vocal est encore timoré, l’orchestre tendant à couvrir ponctuellement le chanteur alors qu’un rythme plus lent (Antique, III.b) le rend plus audible.

La voix s’est échauffée sur Royauté (IV) et l’articulation s’ouvre, servie par une précision dans l’orchestration au service d’une compréhension intime de la poésie de Rimbaud. Mais la prononciation de la prose française de Rimbaud reste trop souvent fermée et malheureusement difficilement compréhensible. L’engouement vocal s'accompagne toutefois de subtiles nuances sur Marine (V) : la technique vocale est également éprouvée avec succès sur Phrase (III.a), les aigus venant clore cette pièce sont maîtrisés avec exactitude et très agréables à entendre (« Et je danse »). Being beauteous (VII) est une succession de scansions longues et généreuses, où le souffle est long. Parade (VIII) est de nature à confirmer le principal mérite de Darío Schmunck de développer une esthétique vocale en pleine symbiose avec l’orchestre, l’esprit de la partition et du texte, l’ensemble se muant en une poétique habilement ajustée, envoûtante et magnétique. Le Départ (IX), enfin, confirme l’engagement d’un orchestre attentif et docile, ainsi que les injonctions pointilleuses de leur chef dans les moindres nuances. Le final sonorisé par les contrebasses est ainsi particulièrement soigné et accompli.

Saltimbanques
C’est une soirée masquée, dans la salle comme sur scène, à l’exception du chanteur pour les Illuminations et des vents pour la symphonie Jupiter de Mozart. Curieusement, le chef Carlos Calleja est également à découvert pour la partie symphonique du programme alors que ce n’était pas le cas dans la première partie du concert. Le maestro Carlos Calleja, après 13 années d’absence sur la scène du Colón, jubile sur son pupitre, et son enthousiasme électrise tempo et musiciens qui livrent, sur cette Symphonie n°41, une interprétation présentant un bel équilibre des formes et des couleurs. La conduite à mains nues du chef, dans une gestuelle à la fois gracieuse et théâtrale, facétieuse ou même comique à certains moments, est directive et volontiers narrative. Sa Symphonie Jupiter raconte Mozart, la conduite de Carlos Calleja s’apparente, des coudes aux fessiers, à une véritable pantomime sollicitant tout le corps. Les musiciens de l'Orchestre permanent du Théâtre, calés dans des repères visuels extrêmement vifs balisés par leur chef, entament et terminent chacun des quatre mouvements avec une précision sans faille. Leur exécution d’ensemble, s’appuyant sur une énergie collective palpable, est d’une fraîcheur festive et pétillante appréciée des auditeurs présents en salle (ce concert étant également retransmis en streaming).

Rimbaud, par la médiation de Britten, et Mozart ont en commun un personnage qu’ils se sont créés au gré de leurs œuvres et de leur légende respective qui n’est pas très éloignée de celle, chacun à leur manière, de saltimbanques tantôt facétieux, tantôt burlesques. Le public est reconnaissant à Darío Schmunck et Carlos Calleja d’avoir fait revivre ces légendes par le biais de leur prestance scénique et musicale en les applaudissant tous deux chaleureusement.
