Fantaisies mozartiennes : La Finta giardiniera du Teatro Colón
Alors que le rideau resté ouvert dévoile durant l’entrée du public un décor sobre composé de néons formant une enseigne circulaire présentant la signature de Mozart et de lettres géantes au sol dessinant le mot « Love » (inspirées du motif créé par Robert Indiana), une équipe de journalistes en quête du Comte Belfiore, accusé d’avoir poignardé son épouse, remonte la grande salle interpellant le public, tandis que des avis de recherche à l’encontre de celui qui est à l’origine de cette tentative de féminicide avaient été préalablement disposés sur des fauteuils du parterre.
Le reportage en direct de « Theatre News » va bon train côté jardin, justement, pendant que l’affreuse nouvelle défile sur un bandeau TV (qui n’est pas sans rappeler le procédé utilisé à Bastille pour Les Troyens) et qu’une vidéo de chaîne d’information en continu montre l’évacuation de la victime par le foyer du théâtre jusqu’à l’ambulance qui la mènera à l’hôpital. L’originalité, l’efficacité et la qualité de réalisation de cette entrée en matière très soignée, à mettre à l’actif du metteur en scène Hugo de Ana (qui signe également la scénographie, les décors, les costumes et les lumières), en ferait presque oublier que l’Ouverture de La Fausse jardinière accompagne ce spectacle dans le spectacle inattendu, clairement inspiré par les principes du Regietheater auxquels le Teatro Colón s’ouvre régulièrement (voir en effet Les Contes d’Hoffmann et plus récemment encore Theodora). Il s’agit moins d’incohérences que d’anachronismes volontaires qui servent ici la veine comique de l’œuvre et l’esthétique bouffe qui la caractérisent. Les personnages, portant costumes et perruques de l’Ancien Régime, évoluent dans un demi-cercle blanc à deux niveaux, un escalier en colimaçon permettant l’accès à un balcon. Des projections viennent habiller ce décor unique qui sert à la fois aux scènes d’intérieur et d’extérieur. Ce sont principalement des accessoires de jeu ou certains figurants qui perturbent les époques : le ballon de foot, jusqu’au bouclier frappé de l’écusson du célèbre club Boca Juniors, ainsi que les rollers avec lesquels évoluent de clownesques danseurs équilibristes, déclenchent les rires ou les sourires du public. L’intervention de policiers renvoyant temporellement à la scène d’exposition journalistique n’apporte rien sous l’angle comique, les coups de matraque qu’ils assènent sur Belfiore ne sont d’aucun effet sur celui-ci, ni sur les spectateurs.
Le septuor vocal est à 100% argentin. Cet ensemble, réuni à la fin de chacun des trois actes, montre à quel point les sept chanteurs trouvent une cohérence de timbres. Dans le rôle-titre, la soprano Verónica Cangemi retrouve un répertoire qui lui est familier. La voix est haute et claire, uniforme par son timbre flûté et chamarré. Les vocalises sont solidement projetées. Son style vocal, fleuri, nuancé et empreint d’une préciosité délicatement ornementée, presque ampoulée, est au service de l’art dramatique : cette jardinière sait masquer sa noblesse sous des apparences roturières trompeuses. Darío Schmunck (qui chantait il y a peu les Illuminations de Britten, prélude à Mozart à plus d’un titre) incarne Don Anchise. Son investissement théâtral est à l'image de l'apport vocal de ce ténor, incisif mais léger, aérien et rempli d’une ingénuité couleur pastel, appuyant les vertus comiques du personnage. La voix est serrée et les projections effilées, il est toutefois regrettable qu’elles soient parfois un peu couvertes par l’orchestre.
La soprano Marina Silva (remarquée dans La Bohème) est une Arminda décidée et impliquée dans son jeu théâtral. Sa voix est acérée, métallique, mais verse aussi dans des nuances plus langoureuses et d’appréciables variations de volume. L’émission est soutenue par une articulation ouverte. Florencia Machado, protagoniste d’une Theodora très controversée, chante le rôle travesti de Ramiro. Sa voix de mezzo est drue, charnue, agile, clapotante et apte à la technique baroque des trilles qu’elle use avec naturel dans ce rôle prévu à l’origine pour un castrat. Le ténor Santiago Ballerini (applaudi dans Don Pasquale et le Requiem de Mozart) plante un Comte Belfiore énergique, vocalement charpenté, viril et autoritaire, avec des projections droites, fortes, aiguisées et fermes. Il sait aussi jouer sur la corde sensible comme dans son duo tout en badinage intériorisé avec Verónica Cangemi (acte III). Serpetta est interprétée par María Virginia Savastano (soprano), très investie dans son rôle (comme elle le fut dans Le Petit Prince ou encore Mitridate). Elle possède une voix lumineuse et homogène, avec des médiums ronds et pleins ainsi que des aigus à la fois agiles, puissants et scintillants. Fabián Veloz enfin (baryton acclamé dans le rôle-titre de Rigoletto), au-delà de ses qualités expressives et vocales (les projections ouvertes et audibles de sa voix forte et pleine sont riches en harmoniques), déploie des talents d’acteur comique. Son Nardo, engoncé dans les maladresses, déclenche la satisfaction rieuse du public dans sa démonstration de danse, et notamment de French cancan, pour séduire Serpetta, ou lorsqu’il traverse latéralement la scène, contre toute attente, en trottinette électrique.
L’orchestre permanent du Teatro Colón est emmené par Marcelo Ayub, récent accompagnateur de Kristina Opolais, après avoir dirigé avant la pandémie un autre opéra de jeunesse de Mozart. Après une ouverture plutôt effacée, sa direction devient plus ferme et gagne en précision, les accents mozartiens qu’il intime à ses musiciens révèlent une attention constante de sa part, notamment dans la gestion des volumes et des tempi, parfois piquante mais toujours au profit de l’expressivité et d’un sens du comique dans l’illustration instrumentale des épisodes drolatiques ou facétieux.
En somme, le public ne s’y trompe pas en applaudissant avec vigueur ce spectacle placé sous le signe d’une fantaisie pleinement assumée, fidèle à l’esprit avec lequel Mozart avait conçu cette œuvre, entre grotesque et sentimentalisme.