John Nelson poursuit son Grand Œuvre Berliozien, de Strasbourg à Paris
Après Les Troyens en 2017 puis La Damnation de Faust en 2019 (qui donnèrent lieu à deux enregistrements justement couronnés), John Nelson toujours aussi passionné poursuit sa quête Berlozienne par l’exécution de cette vaste symphonie dramatique avec chœurs et solistes que constitue Roméo et Juliette. Berlioz à la création de l’œuvre à Paris salle du Conservatoire en 1839 (200 chanteurs et musiciens furent alors mobilisés par le compositeur !), dédia sa partition au virtuose du violon, Niccolo Paganini qui un peu plus tôt lui avait offert une forte somme d’argent et l’avait ainsi momentanément soulagé de ses récurrents problèmes financiers. Cette fresque grandiose à nulle autre pareille, inspirée du drame de William Shakespeare découvert par le compositeur lors des représentations données au Théâtre de l’Odéon en 1827 avec sa chère bien aimée Harriet Smithson dans le rôle de Juliette, échappe à toutes les règles du temps. Symphonie ou vaste Poème symphonique, Roméo et Juliette sans jamais faire intervenir directement le duo d’amoureux, relate avec précision et une sensualité saisissante le drame opposant les Montaigu et les Capulet jusqu’à la réconciliation finale des deux familles après la mort tragique des jeunes gens. Ici, les forces vocales rejoignent celles de l’orchestre de manières simultanées ou dissociées selon les scènes représentées. Cette construction particulière voire hybride, entre cantate et opéra, avec ses longs moments strictement symphoniques, démontre en premier lieu toute la modernité d’un compositeur qui ose bousculer les conventions et se pose en précurseur, même alors incompris, au sein de la production musicale française du 19ème siècle. John Nelson déploie d’autant plus la puissance musicale de cette orchestration fouillée (et redoutable au plan de l’exécution), qu’il s’appuie sur la version révisée et définitive de 1847, livrant une prestation où perce à chaque instant son amour pour la musique de Berlioz. Que ce soit dans le Prologue, le scherzo de « La Reine Mab », la Grande Fête chez les Capulet, la scène d’amour ou le Convoi funèbre de Juliette, il sollicite en profondeur les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg qui lui répondent avec un enthousiasme visible. Sa direction constamment frémissante et luxuriante même, ne néglige jamais pour autant les équilibres et les plus intimes climats poétiques. L’installation de l’orchestre avec contrebasses et violoncelles placés à gauche de la scène, les six harpes se situant en semi hauteur sur la partie droite, permet de déployer une spatialisation particulière du son qui ici ajoute au rendu global et bouleverse durablement l’auditeur.
La mezzo-soprano Joyce DiDonato, déjà présente lors des aventures précédentes, fait preuve d’une rare fidélité en interprétant la partie relativement brève dévolue à sa catégorie de voix en première partie de l’ouvrage. Parée d’une élégante robe lamée couleur or, sur un accompagnement de harpe, elle déploie les couleurs inaltérées de sa voix sur un legato idéal qui parle directement au cœur.
À ses côtés, Cyrille Dubois avec l’appui du petit chœur, livre une prestation emplie de charme et de fraîcheur. Malgré le placement des deux interprètes en hauteur et en surplomb de l’Orchestre, les voix se diffusent suffisamment au sein de la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris pour ne rien perdre de leur prestation réciproque.
La voix grave apparaît seulement pour sa part dans la dernière partie de l’ouvrage. Christopher Maltman (interprète d’Œdipe d’Enesco à l’Opéra Bastille en début de saison), placé pour sa part sur le devant de l’orchestre, fait résonner avec intensité et la vaillance requise, la partie vocale plus décisive dévolue au baryton. La voix impressionne par sa largeur, son ambitus et son autorité naturelle, sa prononciation édifiante de la langue française conférant au personnage de Frère Laurent une dimension tragique mais aussi résolument réconciliatrice.
Les Chœurs de l’Opéra national du Rhin et Gulbenkian, dirigés respectivement par Alessandro Zuppardo et Jorge Matta, se fondent ou s’interpellent de façon majestueuse au service exclusif de la musique de Berlioz.
Le public présent au concert ne ménage pas son enthousiasme à l’issue du concert, ainsi que ses saluts à l’ensemble des protagonistes présents. L’enregistrement effectué paraîtra au printemps 2023 et John Nelson dirigera une nouvelle fois l’an prochain l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dans la capitale alsacienne et au Royal Albert Hall de Londres, mais pour la Carmen de Bizet, confiée à Joyce DiDonato, avec Michael Spyres (Don José), Elsa Dreisig (Micaëla), Alexandre Duhamel (Escamillo), Florie Valiquette et Adèle Charvet (Frasquita et Mercedes), Thomas Dolié (Moralès), Nicolas Courjal (Zuniga), Philippe Estèphe (Le Dancaïre), Cyrille Dubois (Le Remendado) et Michel Fau en Lillas Pastia.