Phèdre de Lemoyne grandeur nature à Budapest
2017, soit 231 ans après sa création, la tragédie lyrique composée d’après Racine par
Jean-Baptiste Lemoyne ressort de l’oubli grâce aux efforts
réunis du Palazzetto Bru Zane et du Centre de musique baroque de Versailles, en s’appuyant sur l’idée originelle des frères
jumeaux Dratwicki (Benoît, Directeur artistique du CMBV &
Alexandre, Directeur scientifique du Palazzetto). La recréation
ayant eu lieu à Caen, puis
passée à
Paris, Reims et cette
année Metz ainsi que Limoges, fut alors réalisée
avec des effectifs réduits –dix instrumentistes et quatre
chanteurs, investis dans une mise en scène de Marc Paquien. Le
projet arrive au Müpa (Palais des Arts) de Budapest dans sa version
complète, avec une nouvelle distribution enrichie par deux
chanteurs, grand orchestre et chœur mixte. Ce séjour hongrois sera
couronné par le tout premier enregistrement de cette tragédie
méconnue.
L’Orfeo Orchestra et le Purcell Choir de Budapest figurent parmi les rares phalanges hongroises dédiées à la musique ancienne, et le répertoire français est un axe majeur de leur production artistique. Grâce à la francophonie et à la francophilie de leur Directeur musical et artistique, György Vashegyi (qui a même traduit le livret de François-Benoît Hoffmann pour le faire comprendre et travailler en vis-à-vis de sa langue maternelle), ces deux formations musicales répondent aux exigences du sens tragique profond imposées par cette partition dépoussiérée. Les plus grands apports du choix d’un grand orchestre résident dans les extraits chargés de tension aux actes II et III. L’intensité dramatique de l’œuvre augmente progressivement et arrive à son comble dans la dernière scène, l’invocation somptueuse de Neptune par l’ensemble des interprètes (soutenus par un jeu vigoureux des cuivres et timbales), annonçant la mort d’Hippolyte et le repentir de Thésée. En contraste, ils font aussi preuve de douceur et d’élégance sonore, surtout dans le premier acte, les choristes aux voix supérieures entonnant la pastorale chaleureuse.
La Phèdre de Judith van Wanroij est un personnage lumineux et sombre, tiraillé par la passion d’un amour charnel interdit pour son beau-fils Hippolyte et par son honneur de mère/épouse. Seule interprète ayant participé aux précédentes représentations, elle s’affiche très convaincue dans un rôle qui lui semble rentré dans la peau. Sa prestation est engagée dramatiquement, avec des expressions faciales variées qui proclament le caractère d’une femme tourmentée. Ce jeu d’acteur est accompagné par un phrasé soigné et de fines nuances dynamiques dans sa ligne vocale, manifestant une maîtrise du souffle, comme sa compréhension de la partition.
Œnone de Melody Louledjian suit cet investissement en tant que nourrice et confidente protectrice de Phèdre, finalement repoussée à cause de son complot fomenté contre l’innocent Hippolyte. Elle arbore une voix tendre et subtile, très expressive et précise dans les sautillements mélodiques. Sa zone de confort est le registre aigu, là où son volume sonore s’aligne harmonieusement avec celui du chœur et de l’orchestre.
Le ténor Julien Behr est un Hippolyte au timbre rond et chaleureux, à la stature posée et sérieuse, sans trop d’émotions lisibles sur le visage. Pourtant, sa ligne vocale brosse une palette de couleurs, particulièrement dans le diapason médian, mais aussi dans les aigus fermement stables, qu’il est invité à exploiter fréquemment (et parfois à pleins poumons). Son air suivant la discussion fâcheuse entre lui et Thésée est le chant du cygne émouvant d’un fils qui ne comprend pas l’emportement soudain d’un père qu’il vénère.
Le baryton grec Tassis Christoyannis dans le rôle du Roi grec Thésée est souverain par sa présence scénique et son chant plein d’autorité. À son glorieux « retour des morts » au son des fanfares et de la clameur d’une foule joyeuse, il se présente par une voix ardente, exprimant sa félicité d’être revenu parmi les siens, bonheur qui pourtant ne dure pas. L’humeur change peu après, devenant très dramatique au début du IIIe acte, lorsqu’il chante sa fureur à pleine voix, dominant l’orchestre et remplissant la salle. Cette immense intensité vocale tout au long du dernier acte montre son endurance vocale et la longueur du souffle, le texte étant articulé sans failles (maîtrise acquise par ses fréquents récitals de mélodies françaises).
Cette production voit deux chanteurs compléter la distribution. La prêtresse Ludivine Gombert prie Vénus d’une voix claire qui brille dans l’aigu, alors que son collège Jérôme Boutillier incarne le Chasseur, l’annonciateur du triste sort du héros Hippolyte d’un instrument volumineux, vocalement sûr et convaincu.
Le public salue tous les artistes et les rappelle plusieurs fois, le chef ne cachant pas son bonheur en félicitant chaleureusement chacun des solistes.