Samson et Dalila, le meilleur de Lemieux et d’Alagna au TCE
Le Théâtre des Champs-Elysées et les Grandes Voix présentent une version concertante de Samson et Dalila, chef-d’œuvre de Camille Saint-Saëns et étendard de la beauté du répertoire romantique français. Initialement confié à la direction de Bertrand de Billy, ce concert est finalement dirigé par Mikhail Tatarnikov (qui dirigeait La Fille de Neige à Bastille l’an dernier). Malgré une gestique claire et didactique, sans baguette, des flottements se font sentir entre les différents pupitres ou entre le Chœur de Radio France, précis et équilibré, puissant dans la bacchanale, et l’Orchestre national de France. A ces imprécisions s’ajoutent quelques impondérables (chute de la mentonnière du premier alto, rupture d’une corde à la harpe, fou rire causé chez quelques musiciens par un éternuement particulièrement sonore placé au moment le plus doux de la partition). Toutefois, les couleurs offertes par la phalange sont variées, grâce aux inquiétants altos, aux poignantes contrebasses, à la finesse des lignes du violon, à la précision du timbalier (dont la partition est particulièrement ardue) et à la suavité de la flûte. La direction reste toujours attentive à nuancer l'interprétation pour mettre en valeur les solistes.
Nombreux sont ceux qui l’avaient prédit : Dalila n’est pas un rôle pour Marie-Nicole Lemieux (tout comme Carmen, rôle dans lequel elle a pourtant triomphé la saison passée in loco). Sa voix n’a en effet pas l’âpreté de la séductrice venimeuse, ni les graves charpentés de la vengeresse. Les premières mesures donnent d’emblée raison aux méfiants : la voix est fine et le timbre doux, soit l’opposé des références discographiques. Marie-Nicole Lemieux s’appuie pourtant sur sa diction parfaite et la densité de son incarnation théâtrale pour imposer sa vision du personnage : l’intensité de son regard rend inéluctable la défaite de Samson et celle de ses détracteurs. Son premier grand air, « Amour, viens aider ma faiblesse » lui donne l’occasion d’afficher un legato enjôleur et un vibrato fin et rapide, au milieu du bouillonnement des bois de l’orchestre. Puis vient son duo avec Samson et l’air « Mon cœur s’ouvre à ta voix », qu’elle prend sur un tempo lent (ce qui allonge les phrases musicales et l’oblige à déployer un souffle immense), paupières closes et la tête renversée en arrière. Elle y cisèle un trésor de nuances et un phrasé subtil et signifiant. Puis, après avoir caressé son amant, vient le moment de le battre pour obtenir son secret. Elle est alors fulminante, tremblant littéralement de tout son être, habitée. Un long frisson court dans la salle, qui libère une première ovation, dès l’entracte.

Face à elle, Roberto Alagna, qui a laissé repousser une chevelure adaptée à son personnage de Samson, entre dès le début de la première intervention du chœur, la mine grave, concentré. Après de longues minutes de présence scénique muette, il libère enfin une voix épanouie, qui descend dans des graves sûrs et corsés, et s’élance vers des aigus toujours éclatants (attrapés par en-dessous : sa marque de fabrique, vectrice d'émotion). Son coffre lui permet de maintenir sa puissance et la régularité de son vibrato, sobre et intense, en de longues notes tenues. Ayant pris le rôle un mois plus tôt, il garde les yeux rivés sur sa partition (y compris lorsque son personnage devient aveugle), ce qui ne l’empêche aucunement de projeter parfaitement sa voix. Cela nuit toutefois à l’expression des sentiments : c’est lorsqu’il parvient à s’en détacher complètement, comme durant l’invocation de Yahvé au premier acte, que son habituelle exaltation touche au cœur (rappelant sa prière du Cid qui avait fait lever le public de Bastille en 2015). Bien sûr, sa diction sans égal et son timbre latin ravissent le public fidèle de l’Avenue Montaigne.

Comme Marie-Nicole Lemieux, Laurent Naouri (ici en interview) n’a a priori pas la voix du Grand-Prêtre : trop claire, il manque à son timbre la noirceur acidulée du manipulateur fanatique. Mais lui aussi sait apporter ses qualités théâtrales, sa parfaite prononciation du texte et sa capacité à varier couleurs et intentions pour peindre le cynisme que sa voix ne convoie pas. En outre, son timbre s’associe avantageusement à celui de sa comparse pour produire deux très beaux duos. Dans le rôle d’Abimélech, Alexander Tsymbalyuk offre sa belle voix tonnante et profonde. Très appliqué pour prononcer un français de qualité, il ouvre encore trop certaines voyelles ce qui justifie la présence d’un surtitrage. D’abord positionné en fond de scène (ce qui ne met pas en valeur sa voix), le Vieillard hébreu de Renaud Delaigne dispose d’une large voix fortement timbrée et d’un phrasé sentencieux. Enfin, les trois philistins sont chantés par Loïc Félix à la belle émission et à la voix claire légèrement cuivrée, Jérémy Duffau au phrasé soigné et au timbre limpide et Yuri Kissin dont le volume médian est compensé par un charmant timbre boisé. Bien que la seconde partie soit moins exaltante que la première, le public rappelle les protagonistes à de nombreuses reprises, ravis de ce concert, à la fois musical et théâtral !
Après le Trouvère ce mois-ci (réservations ici), Roberto Alagna reviendra par trois fois à l'Opéra de Paris l'an prochain, pour La Traviata (réservation), l’événement Otello (réservation) et Carmen (réservation).