En Bref
Création de l'opéra
Berlioz rêve depuis toujours d'écrire de grands ouvrages lyriques malgré une carrière très mitigée dans le domaine de l'opéra, marquée par l'échec de son premier opéra Benvenuto Cellini en 1838. Berlioz incorpore dans sa Damnation les Huit scènes de Faust op. 1, une suite symphonique qui est la première œuvre qu'il avait fait publier en 1829. Il dédie l'ouvrage à son ami Franz Liszt. Composée entre le mois de novembre 1845 et octobre 1846, La Damnation de Faust est une œuvre-clef pour Berlioz, et anticipe le grand opéra en cinq actes que sera Les Troyens (1863) sur les plans dramatique, vocal et orchestral.
La première représentation de La Damnation de Faust est donnée en version de concert le 6 décembre 1846 aux frais du compositeur, mais c'est un véritable échec. La Salle Favart est quasiment vide et le déficit est conséquent : en effet, la Damnation de Faust mobilise un grand effectif choral et orchestral, outre les quatre rôles solistes. Ruiné, Berlioz décide de fuir à l'étranger et organise une série de tournées dans toute l'Europe. La Damnation de Faust sera jouée dans plusieurs grandes capitales telles que Saint-Pétersbourg et Moscou (mars et avril 1847), Berlin (juin 1847) et Londres (1848). L'œuvre y reçoit un bien meilleure accueil qu'à Paris.
Une version scénique en cinq actes créée par Raoul Gunsbourg sera donnée à Monte-Carlo en 1893. Dès lors La Damnation de Faust sera représentée tantôt en version de concert, tantôt en version scénique.
Clés d'écoute de l'opéra
Berlioz et Faust : les prémisses
L'influence de Goethe chez les romantiques dépasse largement la seule sphère germanique, et touche en particulier les jeunes compositeurs nés au début du XIXe siècle. En 1828 paraît une traduction française du Faust de Goethe par Gérard de Nerval. Berlioz est encore élève au Conservatoire de Paris lorsqu'il la découvre et envisage déjà d'écrire un ballet sur ce sujet, puis repense son projet pour composer ses Huit scènes de Faust op. 1, suite symphonique qu'il publie à compte d'auteur en 1829. Le jeune compositeur français ira même jusqu'à envoyer la partition à Goethe en avril 1829, mais ne recevra aucune réponse du poète allemand. Cette suite de tableaux orchestraux constitue néanmoins une première étape fondamentale de la genèse de la Damnation de Faust, plusieurs thèmes y étant repris textuellement.
La maturation autour de l'œuvre de Goethe mit plusieurs années avant de donner naissance à La Damnation de Faust. Berlioz s'en inspire une première fois dans sa cantate Lélio (1832) dont la première section est fondée sur la Ballade du pêcheur de Goethe. En choisissant de composer un opéra entier sur la légende de Faust, Berlioz a repris les grands thèmes fondateurs du romantisme allemand tels que la contemplation de la Nature (dans la première partie de la Damnation), la dimension fantastique et maléfique incarnée par Méphistophélès (particulièrement manifeste dans la chevauchée et la chute de Faust au Pandémonium à la fin de la quatrième partie), l'errance psychologique, mais également la passion entre Faust et Marguerite.
Son admiration sans borne pour l'ouvrage de Goethe n'a pas empêché Berlioz de prendre de la distance par rapport à l'intrigue initiale, comme il le précise lui-même dans l'avant-propos de la partition : « L'auteur de la Damnation de Faust a seulement emprunté à Goethe un certain nombre de scènes qui pouvaient entrer dans le plan qu'il s'était tracé, scènes dont la séduction sur son esprit était irrésistible. Mais fût-il resté fidèle à la pensée de Goethe, il n'en eût pas moins encouru le reproche, que plusieurs personnes lui ont déjà adressé (quelques-unes avec amertume), d'avoir mutilé un monument ». Le choc de Berlioz, suite à l'échec de la première dans une salle Favart quasiment vide, montre l'importance de la Damnation de Faust pour le compositeur : « Rien dans ma carrière d'artiste ne m'a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue ». Si La Damnation de Faust n'a pas rencontré le public escompté lors de sa création, Berlioz ne s'est pas pour autant détaché de Faust puisqu'il avait envisagé de remanier son ouvrage sur un autre livret écrit par Scribe, Méphistophélès, pour le baryton Johann Baptist Pischek. Il n'en obtint finalement pas les droits.
Une « Légende dramatique » à la frontière de l'opéra
Compositeur aux conceptions éminemment modernes, Berlioz assigne volontiers à ses œuvres des genres qui dérogent aux conventions musicales de son temps. En effet, les frontières entre la symphonie, le concerto, la cantate et l'opéra ne sont pas aussi catégoriques, comme en témoignent les noms que Berlioz assigne à ses œuvres : « Episode de la vie d'un artiste » pour le programme de sa Symphonie fantastique (1830), « Symphonie dramatique » pour Roméo et Juliette (1839), et surtout « Légende dramatique » pour la Damnation de Faust. Ces genres hybrides trouvent leur justification dans l'alliance de la poésie et de la musique au-delà des mots, dans une esthétique éminemment romantique. Pour la Damnation, la richesse de l'orchestration et des chœurs tend davantage à élargir l'opéra aux genres de la symphonie et de la cantate.
Plusieurs extraits sont d'ailleurs souvent joués séparément en concert symphonique : le « Ballet des Sylphes », le « Menuet des follets » et surtout la « Marche hongroise », basée sur la marche populaire de Rákóczy. Ce n'est pas un hasard si elle se retrouve dans la Damnation de Faust, puisque cette marche était très souvent exécutée au piano dans les récitals de Franz Liszt, dédicataire de l'opéra, fidèle ami qui convainquit Berlioz d'écrire sur Faust en 1845, et fervent défenseur de l'œuvre de Berlioz outre-Rhin. Mais le déploiement du génie orchestral de Berlioz – auteur d'un Traité d'instrumentation et d'orchestration (1843) qui marqua nombre de compositeurs – se retrouve tout au long de l'ouvrage, que ce soit dans la superposition des lignes mélodiques, dans la combinaison des timbres ou à travers un langage harmonique audacieux : à cet égard, les méditations de Faust (« Le vieil hiver a fait place au printemps » dans la première partie, invocation de la Nature de la quatrième partie) et la chevauchée infernale de Méphistophélès et Faust (« Course à l'abîme » de la quatrième partie) représentent sûrement les plus belles pages orchestrales de la Damnation de Faust.
Le genre de la légende dramatique forgé par Berlioz pour la Damnation de Faust est avant tout un « opéra de l'esprit », selon la formule du musicologue David Cairns. Sur le plan dramatique, La Damnation de Faust présente en effet cinq grands tableaux (quatre parties et un épilogue) où l'action est diluée. Alors que l'idylle entre Marguerite et Faust est représentée de façon assez sommaire sur l'ensemble de l'opéra (le duo d'amour n'apparaît qu'à la troisième partie), le fil conducteur du drame réside plutôt dans la relation entre Faust et Méphistophélès, tandis que le nœud réside dans la condamnation de Faust. Les chœurs s'enchainent devant un Faust spectateur, créant ainsi une mise en abîme. Dans la deuxième partie défilent des chants de Pâques, des chœurs de buveurs, des gnomes et des sylphes, des étudiants et des soldats. Outre ces rôles endossés par les chœurs sur la seule deuxième partie, des caractères musicaux variés sont également présents dans le reste de l'opéra, correspondant aux chœurs de paysans dans la première partie, aux soldats et étudiants, follets, voisins, damnés, démons et princes des Enfers dans la quatrième partie, et dans les esprits célestes de l'épilogue. Combiné à la force dramatique de l'orchestre, les chœurs constituent de véritables fresques musicales en dehors de la sphère expressive où se lient d'une part Marguerite et Faust, et d'autre part Faust et Méphistophélès. Ces différentes atmosphères musicales et dramatiques ne font pas avancer l'action mais tracent un temps psychologique où l'aspect immémoriel et légendaire réside dans l'aspect métaphorique des personnages de l'opéra.