Passion selon Saint Jean, danse exégétique et musique cathartique à Dijon
Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea étaient venus in loco durant la période de Pâques 2022 pour donner la Passion selon Saint Matthieu de Bach dans une mise en espace, ils reviennent pour la Passion selon Saint Jean dans une version mise en scène et chorégraphiée par Sasha Waltz, tout juste dévoilée au Festival de Pâques de Salzbourg et qui se rendra au Théâtre des Champs-Élysées en novembre.
Dans la désormais riche tradition de mettre en scène des Passions (oratorios, donc à l’origine sans mise en scène), l’apport de la danse offre une narration parallèle à celle du chant : donc pleinement dans un objectif et une forme de tradition exégétique (quoiqu'avec d'autres moyens). Cette explication et illustration du texte sacré se voit donc aussi proposée par des corps, retraçant la condamnation et la mort de Jésus, composant des tableaux mêlant douceur et poésie, mais aussi l’intensité de la violence. La troupe s’abandonne à des mouvements endiablés, en petit groupe ou bien en chaine humaine entourant Jésus, qu'une femme incarne ici.
Les danseurs apparaissent d'abord nus (comme Adam et Eve) au début du spectacle. Ils confectionnent eux-mêmes leurs vêtements, sur les parois amovibles de la scénographie servant alors de tables à des machines à coudre (avant de devenir podiums ou autels). Le bruit de ces machines à coudre reviendra d'ailleurs en fil (rouge), via les interventions électroacoustiques de Diego Noguera, comme un rappel originel et un accroissement de la tension dramatique. Le résultat conçu par Bernd Skodzig repose sur des tons unis, du beige au noir en passant par le blanc écru (le pourpre viendra pour le jugement), distinguant chaque artiste tout en créant une harmonie globale sur le plateau.
Les artistes s’approprient pleinement ce plateau épuré conçu par Heike Schuppelius, y déploient la narration de leurs corps et avec quelques accessoires symboliques : notamment des planches de bois ou des bâtons pour former une croix ou un retable en tableau vivant, ou bien encore cette grande échelle symbolisant l'ascension de Jésus vers le ciel lors de la mise au tombeau (le tout dans une atmosphère brumeuse). Les ambiances tamisées lors des moments de lamentation contrastent avec les projections lumineuses (de David Finn) enveloppant les scènes tutti, imitant ainsi la sainte lumière.
En plus de ses parties au clavecin, le chef Leonardo García Alarcón se livre à une direction brillamment virtuose pour emmener sa Cappella Mediterranea, divisée sur les côtés de la scène. Sa conduite n'en allie pas moins constamment la fluidité avec la précision, conduisant aussi bien les scènes d'ensemble qu'il laisse les solistes s'exprimer, tout comme les chants en récitatifs.
Les chanteurs et certains instrumentistes participent activement aux tableaux scéniques et aux mouvements de danse sur scène. La phalange chorale (réunissant Chœur de Chambre de Namur et Chœur de l’Opéra de Dijon) s'investit pleinement et impose également d'entrée une présence vocale massive, se diffusant depuis la largeur de l'espace scénique dans la largeur de l'espace acoustique. Ils garderont leur précision contrapuntique sur le plan sonore comme visuel, en s'insérant dans les chorégraphies avec théâtralité. Certains chanteurs viennent même depuis le public, symbolisant la vocation universelle du propos, destinée à l'assistance des fidèles.
Jésus est donc incarné par une danseuse et par le chanteur baryton-basse Christian Immler (qui se mêle tout particulièrement à son double féminin et au mouvement scénique). Expressif, il installe un timbre profond et vibrant, particulièrement dans des graves riches en harmoniques, traduisant la souffrance de son personnage avec un esprit d'authentique émotion. En revanche, la compréhension du texte reste parfois un peu effacée lors du récitatif.
Le ténor Valerio Contaldo incarne l’Évangéliste. Malgré un début de narrateur timide (aux côtés de l'orchestre en bord de scène), il développe ensuite son chant avec une matière chatoyante et investie, conduisant son discours vers l'intensité des paroles et lignes musicales. La diction demeure solennellement projetée avec des accents prononcés, dynamisant la prestation.
La soprano Sophie Junker déploie une voix globalement lyrique et puissante, mais la tempère lors de passages plus doux, avec un chant plus satiné et pur. Même allongée sur le sol parmi les autres danseurs, elle conserve l’aisance de son aria.
Le baryton Georg Nigl endosse le rôle de Pilate avec un ton volontairement agressif, donnant relief et caractère au bourreau. Sa voix légèrement pincée, appuyée sur une diction bien accrochée, sait s’animer et puis devenir impassible lors de la scène du jugement (rendant le moment particulièrement saisissant et puissant).
Le contre-ténor Benno Schachtner révèle une voix langoureuse et suave, dotée d’un fin vibrato. Il produit de de jolies phrases bien polies et unies, notamment lors de l'air où il s’élance dans des aigus raffinés, sans négliger ses mediums colorés. Il utilise une gestuelle ample pour s’attaquer aux vocalises à l'agilité bien définie.
Profitant lui aussi pleinement de l'alliage qu'offre un déploiement corporel pour la voix, le ténor Mark Milhofer soutient lui aussi aisément ses phrases de son allure élancée, avec une ouverture vers des aigus légers et résonnants laissant apparaitre un subtil vibrato en fins de lignes.
Enfin, les solistes du Chœur de Chambre de Namur se réunissent aussi en un trio uni. Dans le rôle de la servante (Ancilla), la soprano Estelle Lefort s'élève par une voix aérienne et souple, suivie du ténor Augustin Laudet interprétant le serviteur (Servus) d'un chant boisé et de la basse Rafael Galaz Ramirez qui, dans le rôle du disciple Pierre, fait entendre un chant sombre et caverneux.
Le public de l'Auditorium, conquis, se lève pour ovationner les artistes et la production.