Le Messie de Haendel, humilité et majesté au Festival de Pâques d'Aix
La soprano française Sandrine Piau, aux interventions toujours préparées par la partition, y insère une voix ferme et généreuse, au timbre de raisin pulpeux, au vibrato diversement rythmé et pigmenté. Elle accueille la basse continue comme une confidente, dans les parties lentes, et lance des vocalises enluminées par l’attaque supérieure de la note, rythmiquement articulées. Il y a de l’opéra dans sa composition, une présence ancrée dans le réel à l’intensité persuasive.
Le contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński promène sa voix agile et flutée, selon un pas et un rythme doucement balancé, qui transforment la scène en grand berceau ou vaisseau. Il propulse délicatement le son comme s’il dansait sur des chaussons de ballerine, contrecarrant à chaque pas, à chaque note, la pesanteur. Ses sons tenus, aux longs crescendos, traversent l’espace sonore et expressif sans jamais le blesser, tandis que ses brusques accents (sforzando) viennent le saisir et le secouer. Le chanteur mobilise le placement de la mâchoire et de ses lèvres pour donner toujours plus d’élasticité à son chant quand il évoque l’« homme de douleur ».
Le ténor anglais Stuart Jackson délivre une ligne vocale de haute couture. Le souffle est contrôlé avec une justesse naturelle, qui permet tous les étagements dynamiques, jusqu’au pianissimo filé, suspendu entre deux mondes. Il s’allie à une diction anglaise qui s’appuie efficacement sur les consonnes explosives. Projection et expression donnent vie à son chant, qui s’écoule avec fluidité dans les vocalises.
La basse américaine Alex Rosen marque par la maturité de son expression, la vigueur de sa déclamation et l’ampleur de son timbre, couleur de cire sombre, solennisant particulièrement la Parole d’évangile, mot à mot comme phrase après phrase, grâce à un soutien sans faille. Ses amplifications, sur les voyelles les plus ouvertes, sont comme des phares dans la nuit.
Laurence Equilbey, fondatrice et directrice musicale d’Insula Orchestra (2012), ensemble sur instruments d’époque, et d’accentus (1991), au travail vocal soigneusement documenté, insuffle une énergie d’ensemble, propre au baroque flamboyant haendélien, par ses rebonds physiques, à couper le souffle ou à le reprendre. Ses mains, souvent ouvertes, semblent caresser la part la plus sensible du son. Elle parle – la musique – avec ses mains et lui confère continuité et densité. Parfois ses gestes sont minuscules, pour retenir l’emballement consubstantiel à l’écriture, tout en laissant libre cours à l’écoulement qualitatif du temps, qui, « incorruptible » comme le devient le corps du croyant, ne se compte plus.
Les sonorités qui se dégagent de l’ensemble Insula Orchestra sont décidées, retenues, haletantes, soupirantes, granuleuses ou moelleuses, en fonction des séquences, particulièrement contrastées, sur le plan des intentions d'écriture mais également de l’interprétation qui en est délivrée. Le clavecin (Eloy Orzaiz Galarza) est particulièrement aérien et irisé. Ses grappes et volutes ne sont pas étouffées par les longues lianes de l’orgue et de la contrebasse, l’ensemble constituant un continuo souplement structurant.
Le chœur de chambre accentus, rompu aux finesses du répertoire a cappella, trouve à s’insérer dans cette partition aux sonorités théâtrales. L’homogénéité, qui permet aux textures massives, linéaires, voire pointillistes, de se dégager les unes par rapport aux autres, est le noyau germinal de l’ensemble. Les voix semblent se faufiler entre les instruments de l’orchestre, qu’elles enrobent d’étoffe ou de cuir. Le fortissimo ne sature pas, y compris dans les notes répétées de l’Alleluia, se tenant toujours à l’abri d’une coupole, d’une voûte protectrice. Le chœur susurre à l’oreille d’un enfant comme il explose vers le collectif, avançant selon une vitalité joyeuse et guerrière (« seigneur des armées »).
Cette expérience musicale immersive, après le bis attendu de l’Alleluia, rendu plus saisissant encore par la participation des quatre solistes, est longuement saluée par une salle presque entièrement debout.