Envoûtante Carmen à nouveau à l'Opéra de Marseille
Dans cette mise en scène, le déroulement de l’action est modifié, commençant par l’arrestation de Don José, dès l’ouverture : il va donc revivre toute cette sinistre épopée, en une boucle temporelle qu'évoque le concept du décor. En effet, la scénographie modulable de Rudy Sabounghi présente deux structures d'aspect métallique en demi-cercle, de chaque côté de la scène. Elles coulissent, permettant d’apercevoir une large porte en fond de scène, utilisée pour les déplacements des chanteurs. Fermées, ces murailles donnent un espace clos, où Carmen sera la prisonnière puis la victime mortelle de Don José. Le mur du fond, en briques, est décoré par la reproduction d'une fresque de corrida, datée de 1875, clin d'œil évoquant la date de création de Carmen.
Les vidéos de Gabriel Grinda interviennent principalement dans l’acte IV pour montrer le défilé de quadrille dans l’arène, pendant que l’image du toréador, à genou sur son prie-Dieu invoquant la protection divine avant le combat, est projetée sur la structure tournante. Les lumières de Laurent Castaingt envoient discrètement des teintes variées sur les murs mobiles où les ombres des personnages se reflètent, accentuant les effets scéniques.
Complétant l'esprit de cette mise en scène, avec ses éléments alliant le traditionnel avec une touche d'original, la danseuse flamenca Irene Rodriguez Olvera (chorégraphies d'Eugénie Andrin) s'exécute pendant des passages instrumentaux, utilisant des percussions corporelles et les claquements typiques de pieds sur le sol.
Les costumes de Rudy Sabounghi et Françoise Raybaud Pace évoquent le XIXème siècle : colorés et chatoyants dans le dernier acte, hispanisants pour certaines solistes, cependant la fantaisie n’est pas de mise pour les uniformes militaires et les tenues des cigarières.
L'ancien chef adjoint de l’Opéra de Marseille, Victorien Vanoosten, a transmis sa baguette pour cette cinquième et dernière représentation à Clelia Cafiero, qui mène l’Orchestre de l'Opéra de Marseille avec une constante précision. D’imperceptibles respirations dans le discours musical renforcent les effets dramatiques. Les nuances de grande amplitude colorent cette grande fresque. De cet univers sonore ressortent de nombreux soli délicatement ciselés, en particulier la flûte traversière symbole de l’amour ainsi que la trompette colorée sonnant clairon.
Cette série bénéficie ainsi d'une deuxième distribution grâce à cette nouvelle baguette mais aussi car elle permet d'apprécier le ténor principal, prévu sur toutes les dates (mais qui avait dû annuler la première). Amadi Lagha campe un Don José dangereux, au jeu d’acteur impressionnant. Il affirme son autorité avec une voix de ténor large et brillante, dont la puissance semble sans limite, en particulier dans la scène du meurtre. Le souffle ne se relâche jamais et les paroles sont parfaitement articulées.
Héloïse Mas incarne le rôle-titre de Carmen en séductrice rusée, avec une palette de nuances particulièrement large. La ligne mélodique fuse avec naturel, le médium est velouté, les aigus soyeux. Le texte est nettement compréhensible et elle danse même le flamenco sur une table de la taverne, accompagnée par des castagnettes, tout en gardant une grande précision rythmique.
Ses deux comparses bohémiennes sont incarnées par Charlotte Despaux (Frasquita), qui chante d’une voix souple et acidulée, et Marie Kalinine (Mercédès), qui s’exprime avec une voix ronde à la ligne mélodique fluide. Le tirage des cartes conduit à un duo homogène, à la rythmique précise.
Alexandra Marcellier interprète Micaëla d’une voix souple aux graves timbrés, aux aigus fruités, avec un vibrato assez large (ne semblant pas totalement en accord avec le personnage et la clarté du texte).

Le rôle d’Escamillo, le toréador, échoit à Jean-François Lapointe. Sa voix ample de baryton, projetée, au phrasé soigné, possède un médium éclatant et des aigus brillants, qui confèrent charme et autorité à ce séducteur.
Le soldat Moralès de Jean-Gabriel Saint-Martin s’exprime avec une ligne mélodique nettement articulée et nuancée. Son supérieur, le lieutenant Zuniga incarne l'autorité avec la voix puissante de Gilen Goicoechea, ses graves amples et ses aigus colorés.

Olivier Grand (le Dancaïre) et Marc Larcher (le Remendado) animent la cohorte de contrebandiers avec des paroles très intelligibles, le premier d’une voix de baryton puissante et nuancée, le second d’une voix de ténor chaude et vibrante.
Le Chœur de l’Opéra de Marseille préparé par Emmanuel Trenque alterne et allie l’élocution claire pour la garnison militaire des hommes, avec l'homogénéité des nuances précises émergeant des fumées des cigarières. La Maîtrise des Bouches-du-Rhône travaillant avec Samuel Coquard participe au spectacle avec enthousiasme, chantant avec justesse.
Le terrible climax émotionnel est à nouveau atteint lorsque Don José maltraite Carmen, angoissée, la traînant par les pieds avant de la poignarder. Les spectateurs retiennent leur souffle, une émotion presque palpable plane dans un silence total, dans cette salle comble de l’Opéra de Marseille.
Une longue ovation, sans retenue, accueille ensuite les artistes souriants devant l'enthousiasme d’un public conquis et chaleureux.