Tristan et Isolde, Wagner par Nicolas Joël de retour au Capitole de Toulouse
Nicolas Joël a souhaité offrir une vision à la fois forte et dépouillée de Tristan et Isolde, allant au cœur du drame, dans des instants intemporels, sans fioriture ni excès décoratif. Au premier acte, le rideau se lève sur le pont du navire qui conduit Isolde vers son destin et les Cornouailles. La scène se trouve partagée en trois pans triangulaires complémentaires qui s’emboîtent et qui, actionnés par un système de vérins, recréent le voyage en mer. Le navire se balance de façon mesurée sous l’effet de la houle et du roulis. D’ardentes touches de couleurs marquent l’acte et viennent sublimer la robe blanche d’apparat, presque une robe de mariée, que revêt Isolde. Elle dissimule une robe identique mais de couleur rouge sang dans laquelle apparaitra la princesse irlandaise au troisième acte. Tristan porte un costume noir strict et Brangäne un tailleur sévère et fonctionnel comme il se doit pour cette suivante.
Cette ambiance avec ses oppositions voulues marque toute la première partie du premier acte, puis tout bascule ensuite après que les deux protagonistes ont bu le philtre d’amour (Nicolas Joël distingue d’ailleurs deux coupes) et qu’une étreinte ardente et passionnée les réunisse. Ce même dépouillement encadre le deuxième acte et le magnifique duo d’amour qui renoue avec l’essentiel et l’émerveillement des amants. Il en va de même au troisième, un promontoire accueillant alors Tristan agonisant tandis qu’un rocher comme inspiré d’une toile de Magritte flotte dans les airs avant de recouvrir le héros mort.
Émilie Delbée reprend avec une rare acuité, en tenant parfaitement compte du tempérament des chanteurs ici réunis, la mise en scène toute théâtrale et parfaitement lisible de Nicolas Joël qui lui-même s’était appuyé sur les compétences d’Andreas Reinhardt pour les décors et costumes, et de Vinicio Cheli pour les lumières.
Comme à son habitude, Christophe Ghristi, Directeur artistique du Capitole, fait preuve d’ambition et de courage. En effet, la totalité des interprètes choisis par ses soins effectuent une prise de rôle, même Matthias Goerne qui n’avait abordé le Roi Marke jusqu’alors qu’en version concertante. Et acte suprême, il choisit d’offrir le rôle d’Isolde à une cantatrice française, Sophie Koch, convoquant ainsi une fort lointaine tradition hexagonale, du temps où les représentations de l’ouvrage étaient données en langue française au Palais Garnier par Germaine Lubin et Marcelle Bunlet dans les années 1930/40, puis par Suzanne Juyol dans l’immédiat après-guerre. Le choix en outre de reconstituer le trio central du triomphal Parsifal présenté au Capitole en 2020, soit Sophie Koch et Nikolai Schukoff ainsi que Matthias Goerne, paraît des plus avisés, tant ces deux premiers interprètes notamment fonctionnent tous deux en osmose au plan scénique et offrent au regard deux incarnations qui donnent toute sa crédibilité au couple des amoureux maudits.
Sophie Koch campe d'abord une Isolde aristocratique, de sang royal, presque hiératique, avant de révéler l’autre versant du personnage, la farouche jeune femme éperdue d’amour, frémissante mais qui jamais ne renonce. La mezzo, aiguë, aborde ce rôle terrible en pleine connaissance de cause et à un stade avancé d’une carrière menée avec discernement et de façon intelligente. La voix possède l’endurance du rôle et la largeur indispensable. Habilement, la cantatrice mesure ses effets, jamais économe de ses moyens tout en les contrôlant et en dosant parfaitement son engagement sur la durée. Elle n’élude pas les extrêmes des deux premiers actes et déploie par ailleurs un aigu souverain. Quelques intonations un peu moins maitrisées en ce soir délicat de première, restent à assurer au deuxième acte, ainsi que dans dans le début de l’air final. Mais l’incarnation d’ensemble brille de tous ses feux dans l’écrin intime du Théâtre du Capitole de Toulouse.
Autre consécration, celle de Nikolai Schukoff qui ose lui aussi, après Parsifal ou Siegmund, aborder ce monstre vocal que représente Tristan. Le timbre demeure tout au long de la représentation clair et incisif, loin des abîmes un peu sombres d’autres interprètes actuels. Il ne manque ni de vaillance, ni d’une énergie qui résiste et persiste sur la distance. L’aigu peut paraître quelquefois un peu dur d’émission, mais il compense ce trait par un sens certain de la nuance et de variété dans l’utilisation de couleurs. Son interprétation d’un Tristan jeune d’allure et conquérant trouve son aboutissement au troisième acte qu’il aborde avec toute la générosité requise, sans affecter en rien la profondeur des sentiments qu’il exprime. Il semble même encore frais et disponible au terme de ce marathon scénique et vocal.
Le Roi Marke de Matthias Goerne brise les cœurs par la palette de sentiments qu’il parvient à déployer tout particulièrement dans son long monologue, et plus tard au dernier acte. Son sens de l’humain rejaillit dans ce rôle qu’il aborde presque comme un Lied, sa voix toute ténébreuse et aux accents si expressifs finalisant le portait d’un roi qui frise le désespoir. Au service de Brangäne, si attachée à sa maitresse, Anaïk Morel frappe juste et fort par sa longue et chaleureuse voix de mezzo-soprano. La ligne s’avère puissante, soutenue et ses appels confondent par leur ampleur et leur justesse émotionnelle.
Le baryton Pierre-Yves Pruvot stabilise au dernier acte une voix un peu heurtée jusqu’alors, manquant surtout de legato. Il campe dès lors un Kurwenal de grande allure, aux moyens vocaux affirmés tout en imposant une présence scénique touchante et une fidélité à toute épreuve à Tristan. Dans le rôle du faux ami et traitre Melot, le jeune baryton Damien Gastl fait preuve d’une belle efficacité. Ses interventions révèlent une voix solide et au timbre attractif. Valentin Thill ne cesse décidément pas de séduire. Il met sa voix de ténor lyrique fraîche, facile et qui ne cesse de s’affermir, au service du Jeune Matelot et du Berger. La basse Matthieu Toulouse ferme le ban des interprètes de ce Tristan dans le rôle du Pilote qu’il aborde d’une voix particulièrement ferme et qui résonne bien en salle.
Très attaché à la ville de Toulouse, le chef allemand Frank Beermann mène décidément l’Orchestre national du Capitole vers les sphères. Chef aussi bien symphonique que lyrique, il parvient à capitaliser ces deux aspects de son talent pour offrir une interprétation saisissante et majestueuse de la musique de Wagner. Le vaste Prélude initial offre une exposition au tempo solennel et ralenti, qui sollicite l’auditeur dans tous ses retranchements, son affectivité pour mieux le saisir ensuite à bras le corps tout au long de la représentation. Le feu couve sous la glace, la ferveur succède aux instants plus expressifs et intimes. Son attention aux chanteurs est extrême. Tous les pupitres de l’orchestre s'expriment pleinement et sans réserve avec une place toute particulière réservée à la présence du cor anglais magnifiée par Gabrielle Zaneboni, qui en solo habite le début de l’acte III de toute sa désolation. Le Chœur préparé par Gabriel Bourgoin se situe à ce même niveau.
Un triomphe sans restriction vient saluer l’ensemble des protagonistes du spectacle, l’Orchestre au complet se trouvant lui-même sur scène autour de Frank Beermann, moment suffisamment rare pour être souligné.