Tristan et Isolde, Wagner par Dudamel : crépusculaire et incandescent à l’Opéra de Paris
Les balcons latéraux servent de vigie au navire du premier acte, ou de tour de guet pour Brangäne lors du deuxième acte, le public lui-même devenant la foule qui accueille le bateau ramenant Isolde d’Irlande dans un tour de passe passe de mise en abyme assumé.
Alternant les scènes initiatiques, la vidéo de Bill Viola déroule un rituel de purification par l’eau et par le feu de deux personnages incarnant et dédoublant les amants voués à la nuit et à la mort, avec des images envoûtantes de corps plongés dans les tourbillons marins, de fragments d’écumes, de reflets de soleil dans la profondeur d’une rivière ou frémissant sur la ligne d’horizon d’une forêt à l’aube, jusqu’à l’élévation spectaculaire et bouleversante du corps de Tristan enfin libéré du joug terrestre et de l’emprise de l’amour maudit. Le travail du vidéaste s’aligne pleinement avec le livret, par la force de suggestion de la multiplicité de ses angles symboliques et par le raffinement extrême des images, ainsi que des parallèles qu’il évoque avec le tourbillon mortifère et dévastateur que Wagner propose par son écriture chromatique structurée jusqu’à l’obsession dans cette œuvre majeure.

L’épure proposée par Peter Sellars sous l’énorme écran vidéo, où les personnages sont vêtus de noir dans un décor tout aussi noir et dépouillé à l’extrême, s’est un peu étoffée au fil des ans, le metteur en scène laissant maintenant les chanteurs s’épancher dans un mode d’expression plus charnel et moins déshumanisé, allant jusqu’aux caresses, aux enlacements, aux mouvements de passion ou de désespoir plus marqués, les lumières rasantes et crues de James F. Ingalls renforçant cette intensité dramatique qui captive visiblement le spectateur sur la longueur de l'œuvre.

Gustavo Dudamel était très attendu à la tête de son Orchestre de l’Opéra de Paris pour cet opéra mis en scène (production qu'il avait dirigée mais en actes séparés à Los Angeles) et dans le répertoire wagnérien (la seule autre mise en scène qu'il a dirigée remontant à 2013 avec Tannhäuser à Bogota). Le chef vénézuélien nourrit ici la richesse de sa lecture par le soin apporté au moindre phrasé, et dans la construction de chaque scène, créant une architecture lisible avec des progressions et des climax très perceptibles. Ne se laissant jamais emporter par l’immensité du flux, et toujours attentif au volume global de la fosse pour ne pas mettre en péril les voix, il propose des frémissements et des pianissimi bienvenus, ainsi que des envolées éclatantes, avec une savante mise en avant de certains pupitres, notamment les bois, qui donne une fraîcheur plaisante à cette partition monumentale. Les interventions du Chœur dirigé par Alessandro Di Stefano, qui se font depuis les hauteurs et les travées, font mouche par la précision des attaques et la vivacité des phrases.

Tomasz Kumiega campe en quelques phrases un Timonier sonore et affirmé, tandis que Maciej Kwasnikowski propose deux personnages bien distincts, usant de toute sa largeur et noirceur de timbre dans les phrases du marin qui ouvrent l’œuvre, alors que la fraîcheur juvénile de son berger séduit par son ton insouciant et tendre. En quelques phrases également, Neal Cooper esquisse un Melot cruel et véhément, avec une prononciation au couteau et des phrasés très agressifs qui illustrent pleinement le personnage.

Eric Owens a chanté le Roi Marke sur de grandes scènes internationales. Sa voix de (baryton-)basse chaude et profonde est encore éloquente de puissance et de cuivre, même si le vibrato dans le médium devient un peu envahissant et sacrifie la précision de certains chromatismes ou de certaines hauteurs. Mais l’aigu reste rond et velouté, les graves très sonores et percutants, ce qui sert la qualité de son phrasé à la théâtralité sans faille, faisant de son grand monologue un des moments les plus poignants de la soirée.

Ryan Speedo Green s’affirme pleinement en Kurwenal pour ses débuts à l’Opéra de Paris, avec un caractère viril mais nullement caricatural, émouvant dans ses élans de ferveur et de fidélité à son maître. Son baryton opulent et rocailleux sied au caractère impulsif et tranché du serviteur. Son troisième acte est une belle leçon de ligne, de volume ample et maîtrisé, de projection bien construite.

Okka von der Damerau (en Brangäne) fait aussi des débuts maison remarqués. Son immense mezzo passe sans problèmes les élans les plus fougueux de l’orchestre, et sa ligne est toujours impeccablement tenue par un legato généreux au service d’une émission condensée aux harmoniques colorés. Ses appels de mise en garde au milieu du deuxième acte, savamment dosés, lui valent une ovation finale.

Le Tristan de Michael Weinius est plus en demi-teinte. Le ténor fait preuve d’une endurance et d’une sensibilité remarquées, et la qualité du timbre aux reflets dorés est indéniable, mais son matériau (fait pour Erik dans Le Vaisseau Fantôme, voire Walther dans Les Maîtres Chanteurs), manque un peu d’étoffe pour l’amant d’Isolde. Les phrases, par manque de longueur de souffle, sont un peu hachées dans les grands duos du deuxième acte, et s’il fait montre d’une immense bravoure dans les successions de monologues du troisième, le dernier quart d’heure lui est fatal où il est contraint de durcir, voire de crier certaines fins de phrases.

Mary Elizabeth Williams est une Isolde inattendue, non seulement car elle se présente à l'Opéra de Paris pour la première fois, mais surtout loin des voix d’airain des grandes titulaires du rôle. Son étoffe plus lyrique que dramatique, lui permet des audaces inhabituelles, dans les piani et pianissimi, qui renouvellent la composition du personnage, rajoutent à sa jeunesse et lui donnent une sensibilité éloquente. Elle assume du même coup les (sur)aigus redoutables avec une certaine audace même si la couleur en est un peu acidulée. Ce sont le bas médium et les graves qui font défaut à son soprano trop mozartien, et elle appuie ou poitrine démesurément pour passer l’orchestre dans les phrases descendantes. De fait, son éventail de nuances, pourtant extrêmement varié et complexe, n’arrive pas à la largeur requise dans les moments les plus fournis, même si elle déjoue avec intelligence tous les écueils d’un rôle redoutable.

Le public réserve au cast un accueil chaleureux et manifeste au baisser de rideau, notamment à l’intention de Gustavo Dudamel, qui franchit ainsi l’épreuve de cet opéra fleuve et emblématique du grand romantisme allemand.
