Mon amant de Saint-Jean sous le trident de Neptune à Toulon
Le lieu du spectacle se déplace des ors de l’Opéra jusqu’à la moderne salle du Palais Neptune, Dieu marin et planète « excentrique », comme pour inscrire dans un espace particulier l’expérience éclectique proposée par Vincent Dumestre et Isabelle Druet, qui n’en sont pas à leur première collaboration originale et inattendue (ce spectacle continuant sa tournée, en alternance avec Isabelle Druet et Stéphanie d’Oustrac).
La continuité, tout en douceur et progressivité, entre les époques et les styles de ce programme mariant musique baroque et chanson du 20e siècle ("de Monteverdi aux Années folles") est rendue possible par les arrangements de Vincent Bouchot. Il pratique un art de la transcription "élargie", d’un monde sonore à un autre, permettant à l’instrumentarium baroque, à la fois fluide et typé, d’intégrer celui du bal musette. Au point que le passé ancien peut sonner avec plus de fraicheur que le passé proche. C’est ce travail alchimique du temps et de la mémoire qui réunit des nostalgies montrant la fluidité entre art savant et art populaire.
La valse musette se voit transfigurée en balade des deux amants dans le tube final qui donne son nom au spectacle : Mon amant de Saint-Jean d’Émile Carrara et Léon Agel, tandis qu’un bis totalement déjanté, rend hommage à Marie Dubas, grande figure de la chanson réaliste : le tango stupéfiant, qui peut faire écho au far stupire que cherchait Gesualdo dans ses madrigaux.
Vincent Dumestre, à la direction de son ensemble Le Poème Harmonique, depuis le théorbe, tenu les jambes croisées comme une guitare oblongue, entre dans le jeu d’impulsion et de regards propre à l’ensemble baroque, marqueterie précieuse d’instruments et de sonorités boisées qui forment une polyphonie de solistes. Les parties instrumentales pures (Marin Marais, Johann Vierdanck) permettent d’installer le rythme baroque par excellence, comme un groove fait de rythmes pointés au balancement insistant, de jeux d’imitations entre les archets et les vents (flûtes à bec et basson), le frotté, le pincé et le soufflé.
La chanteuse est baignée par ces sons et poursuivie par des jeux de lumière, aux tonalités de clairs matins ou de trouble crépuscule, dans cette mise en espace de Marie Lambert que les solistes auront soin de pointer du doigt lors des saluts, afin de signifier au public la dimension collaborative et immersive du spectacle.
Isabelle Druet souvent émerge d’un nid de costumes dont elle s’est parée et défaite, de mue en mue, pendant le déroulement du programme : robe noire à la Juliette Gréco, lamé précieux d’héroïne mythologique, fourreau de velours cramoisi d’idole des Années Folles. Les costumes de Bruno Fatalot ne versent pas dans le pittoresque, mais cherchent à filer les liens subtils dont se parent les corps, d’un écho du passé à un autre, de l’inconnu lointain du baroque aux bribes de mémoire encore vive des tubes de l’entre-deux-guerres. Le format est celui du récital, voire du « tour de chant », comme le précise la note de programme.
La voix n’est pas plus en reste que les gestes d’actrices de la soliste qui mobilise ses bras en tragédienne ou en saltimbanque, aussi noble dans la lamentation que gouailleuse dans la pantomime. Les deux moments-clé en sont le Lamento d’Arianna de Monteverdi, aux longueurs savantes de madrigal monodique, et à l’autre extrême, la célèbre chanson polissonne de Colette Renard Les nuits d’une demoiselle, alors que, lascive à souhait, elle parcourt le plateau. Sa voix est longue, étirée de manière élastique, dans le répertoire du premier baroque, faisant moirer les couleurs de métal fauve d’une épée taillée en biseau, soutenue par une émission puissante et résistante (d’autant plus que la voix alterne souvent avec la partie instrumentale, sans bénéficier de son soutien). Isabelle Druet, qui n’en est pas à son premier rôle parodique (entre autres Baba la Turque dans The Rake’s progress de Stravinsky, entendu à Nice) sait produire un théâtre de tréteaux vocal, faire rouler ses "r" et distiller un peu de vibrato. Elle produit de véhémentes déclamations entrant finalement dans le parlé, sachant changer de mode de chant avec ductilité, descendre dans les graves, insuffler encore de l’énergie au phrasé.
La pénétration réciproque des répertoires, inattendue, improbable mais crédible, voit le public, mi-ravi mi-surpris, acclamer le spectacle où les goûts et les temps réunis ont produit autant de plaisir d’un côté comme de l’autre de la salle.