The Rake’s Progress ou les promesses de l'ombre à Nice
La mise en scène de Jean De Pange replace le drame à l’époque où Stravinsky écrivit cet opéra. L’Amérique des années 1950 découvre la société de consommation, comme le libertin du XVIIIe siècle découvrait la vie de débauche (The Rake's Progress de Stravinsky sur un livret de Wystan Hugh Auden s’inspire de gravures moralisatrices réalisées par Hogarth en 1733-35). L’individualisme néo-libéral résonne avec l’immoralité des sens.
Auréolée
des subtils jeux de lumières d’Hugo Oudin, la
scène est structurée par plusieurs cadres, comme des écrans de
télévision
en noir
et blanc.
Les
coulisses et les régisseurs sont visibles : marques du théâtre
dans le théâtre, spectacle dans le spectacle qui souligne la
porosité entre la réalité et la fiction, qui
annonce la
folie du
personnage principal (comme
du
monde).
Les décors et costumes de Mathias Baudry, la chorégraphie de Claire Richard, rendent le caractère néoclassique et dansant propres au compositeur, sans atténuer les références méphistophéliques, le tout menacé par l’ombre d’un immense balancier d’horloge. Le drame, sans l’épilogue moral, s’ouvre et se referme sur une pietà : Anne soutenant tendrement Tom endormi puis Tom à l’agonie.
La distribution investit ce dispositif exigeant théâtralement et vocalement avec une même implication. L’Anne Trulove de la soprano Amélie Robins est l’exquise fiancée de Tom, simple dans la précision, émouvante dans la compassion. Son jeu maintient crédibles les contrastes de son personnage, vierge exploratrice. Son ambitus vocal a la réserve lyrique et l’étendue requise par ce rôle qui pérégrine abruptement entre graves et aigus. Ses graves manquent un peu de puissance, puis s’épanouissent avec le personnage. L’aigu présente d’amples plis lumineux, au vibrato serré.
Baba la turque est une Barbe-Rousse chantée par la mezzo-soprano Isabelle Druet, qui arbore un long masque pileux. Elle a les dimensions vocales du rôle également, soumettant son organe charnu et ductile aux minauderies du caprice comme aux mures décisions d’actrice. Mother Goose est investie par la mezzo-soprano Kamelia Kader, tenancière d’un cabaret, d’une maison où la joie ne fait que passer. Cette Mère l’Oie exerce non sans humour un droit de cuissage sur Tom, avec une ligne vocale aux lames décoratives, savamment ouvragées sur le plan des couleurs et de la prosodie, juste ce qu’il faut de gorge et de vibrant pour ne pas tomber dans le trivial.
Le ténor Julien Behr prend le rôle de Tom Rakewell en retroussant ses manches. Il en a la juvénile maturité, la présence naturelle et intense, qui rendent crédible l’improbable déchéance de son personnage. Avec une énergie vocale constante, il projette et retient son filet vocal au timbre caractérisé, depuis la parole jusqu’au chant aigu lancé à pleins poumons. Omnivore vocal, il glisse de la nonchalance au tragique avec le même appétit. L’anglais est net, tonique, percutant et porte les échanges de répliques les plus vifs avec son serviteur diabolique.
Vincent Le Texier construit un personnage de Nick Shadow très caractérisé, composite de Nosferatu et de Monsieur Loyal. Il n’y va pas de main morte sur le plan des références au cirque et au cinéma. En mime sonorisé, il manipule le plateau d’une voix de gravure à l’eau-forte, sombrement colorée et taillée à même la pierre, rugueuse ou polie. Il profère ou susurre un anglais aux accents étrangement stylisés, entre raffinement feint et trivialité débordante.
Father Trulove, le père d’Anne, est investi par la basse Scott Wilde. Il semble parachuté depuis la Russie idéale de Renard (autre œuvre de Stravinsky, sur des contes populaires russes), avec son timbre brun et rassurant d’icône. Sellem en Frédéric Diquero surgit et chante en bateleur, d’un ténor ouvert et crépitant, dont les monosyllabes, bien projetées, accompagnent les coups de marteau de commissaire-priseur. Enfin, le gardien d’asile psychiatrique est assuré par un choriste, avec la douceur d’un aidant naturel.
Depuis la fosse, la battue de Roland Böer est bien visible, d’autant qu’elle est amplement développée, comme si les bras du chef constituaient également un immense balancier. La partition se doit d’être percutante, précise et nette : cette difficulté est perceptible, plateau et fosse semblant vivre leur temps de vie de manière parallèle, souple pour les premiers, compacte pour les seconds, malgré la rigueur et la vigueur de la direction. Une mention spéciale pour l’ombre lumineuse du clavecin et de sa juste respiration harmonique. Le Chœur de l’Opéra de Nice est un acteur intégralement intégré à l’action, d’adroite présence et d’impeccable facture, dans l’action collective (les onomatopées de Lanternoo) comme individuelle (les vaines criailleries de la vente aux enchères).
Le public, une fois libéré de la tension du drame, applaudit comme après une performance héroïque et prenante : avec reconnaissance et gravité.