Le Songe d’une Nuit d’été à l'Opéra allemand de Berlin
Beaucoup
de grisaille, de brouillard et de nuages à la Magritte dans la mise
en scène de Ted Huffman pendant les deux premiers actes où les
costumes années 50 d’Annemarie Woods engoncent les chanteurs dans
des teintes de cendre et de feuilles mortes. Certes, les effets
de miroir entre tous les mondes qui se télescopent dans la comédie incluent l'univers actuel, mais quelques soupirs du
public semblent indiquer que le statisme et le caractère
monolithique de cette représentation visuelle ne le transportent
pas. Seul le dernier acte, délibérément drôle et coloré, se
dégage de cette inquiétante étrangeté et emporte son adhésion.
En revanche, dès le ressac étouffé de l'ouverture, le travail sur les sonorités captive la salle que les accelerandi et les rallentandi font vibrer au même titre que les modulations du volume. Le doux scintillement des cordes tranche sur des vents éclatants soutenus par des percussions aux tempi résolument allègres. L'orchestre a en effet la mission délicate de différencier les sonorités prévues pour les univers qui peuplent l’opéra : le monde surnaturel et ses timbres de glockenspiel ou de contre-ténor, ses mélodies parfois inversées comme chez Lewis Carroll, ou aux amples notes tenues ; le monde des « rustics » et son comique musical, ses accents populaires, ses registres profonds de trombone ou de basse décalés par des notes piquées. Daniel Carter sait alourdir et épaissir les tempi pour les opposer avec esprit à la musique romantique des amants, vrai clin d'œil à la tradition opératique.
C'est le lutin Puck qui, en vibrionnant, établit le lien entre ces univers et requiert un talent aux multiples facettes. Pour souligner sa singularité, Britten a opté pour un rôle parlé, accompagné à la caisse claire et à la trompette. Acteur de théâtre et de séries télé, chanteur, chorégraphe, Jami Reid-Quarrell danse avec une grâce extrême, suspendu aux cintres, et, autre supplément d’âme, fait entendre un chant dans ses paroles.
La fée Tytania est servie par l’Américaine Jacquelyn Stucker : son volume sonore toujours adéquat, ses vocalises alertes et précises emballent le public. Expert dans le rôle d’Obéron, Roi des elfes, le contre-ténor James Hall montre beaucoup d’aisance dans les aigus mais si le public ne lui fait pas un triomphe, c'est sans doute dû à l'insuffisance de sa projection, car il est souvent couvert par l'orchestre. Lauréat de nombreux prix, le baryton-basse Padraic Rowan prête à Theseus, Duc d’Athènes, son timbre embrasé, ses phrases toujours justes et distinctes.
Davia Bouley, dont la discrétion dans Mort à Venise n’avait guère emporté l’adhésion du public, manque encore une fois de vigueur en Hippolyta, malgré ses accents agréablement ambigus et fruités. Le ténor Gideon Poppe, qui a une formation de violoncelliste, est un Lysandre lumineux, à la voix charnelle et bien charpentée. Son amante Hermia, la mezzo Karis Tucker, fait preuve de beaucoup de puissance dans ce rôle qui n'est assurément pas le plus valorisant de l'opéra.
Le tisserand Bottom, au nom hésitant entre bobine et postérieur, colle à la peau de James Platt qui conjugue timbre sonore et velouté dans le grave, sûreté et souplesse dans le suraigu quand il chante en fausset, présence falstaffienne et humour décapant pour entrer dans la peau d’un histrion métamorphosé en âne.
Le baryton Samuel Dale Johnson, qui s’est fait connaître dans Eugène Onéguine, a le charisme voulu pour incarner l'arrogance de Demetrius. Quant à la ravissante figure d'Héléna, elle est facilement habitée par la soprano des Caraïbes Jeanine de Bique, dont les notes argentines et les modulations subtiles sont à couper le souffle.
La basse Timothy Newton, boursier australien de la Deutsche Oper Award, campe un charpentier Quince si désopilant que le public se tord de rire en voyant et entendant ses pitreries. Le ténor coréen Michael Kim, au répertoire essentiellement belcantiste, insuffle une vigueur harmonieuse et très parodique à Flute, le raccommodeur de soufflets. Patrick Guetti prête à Snug sa belle musicalité et son phrasé irréprochable. Soucieux de donner une densité vibrante au chaudronnier Snout, Matthew Peña se distingue par son articulation et son timbre lumineux. Et Matthew Cossack, de la Yale School of Music, qui a chanté Figaro, est éloquent et famélique à souhait en Starveling.
Markus Kinch, d'une gracilité arachnéenne en Cobweb, partage une voix cristalline et joyeusement projetée avec les autres solistes du chœur des enfants, Lola Violetta Haberstock en suave Peaseblossom, Selina Isi en Mustardseed à la voix un peu plus aigre, et Chiara Annabelle Feldmann, moucheron dont la voix volette allègrement.
Dirigé de main de maître par Christian Lindhorst, le chœur des enfants du Deutsche Oper offre les sommets féeriques du spectacle, un véritable enchantement dû à la pureté et à la cohésion des voix, ainsi qu'à la coordination des mouvements.
À en juger par l’enthousiasme du public berlinois qui applaudit tout particulièrement l’orchestre, le chœur, Jacquelyn Stucker, James Platt et Jeanine de Bique, la magie et la dérision grinçante de cet art lyrique au second degré ont bel et bien opéré.