Le Roi Learique, folie mise à nu à l'Opéra de Paris
À mesure que le Roi Lear plonge inexorablement dans la folie, il creuse sa voix dramatique et lyrique, dans la pièce que crée Shakespeare en 1606 comme dans cet opéra qu'il inspire à Reimann en 1978. Lear est déjà mis au tombeau, mais il creuse encore : dans sa mise en scène, Calixto Bieito place toute la cour d'emblée dans un cercueil aux planches de bois sombres (décors de Rebecca Ringst). La lumière du jour perce à travers les interstices des lattes comme à travers des meurtrières. Formant de violentes arrêtes, d'immenses crucifix, ces lattes se disloquent et s'avancent pour pousser Lear encore plus profond que sa tombe : vers la fosse commune de l'orchestre, au pied du plateau. À mesure qu'il sombre dans la folie et les ordures excrémentielles, Lear se rapproche de cet abîme, s'élance vers lui, dans un rictus qu'il gardera jusqu'à la dernière image. Assis au bord du précipice, le Roi déchu a les pieds dans la fosse, devant un champ de ruines et de morts.
Les personnages qui ont commencé la soirée en chaudes tenues d'hiver (costumes d'Ingo Krügler) ôtent un vêtement à chaque coup du sort, à chaque épisode du drame, dans un terrible strip-tears. Les voix suivent le même parcours, se dénudant pour plonger dans le lyrisme. À commencer par le rôle-titre, Bo Skovhus, qui livre une performance folle, héroïque d'anti-héros. Chaque note est richement et même rudement appuyée. Les lignes vocales sont toutes fournies et fourbies, ancrées et résonnantes jusqu'à son grand air lyrique pleurant la mort de sa fille sur les cordes graves. La folie lyrique de sa voix balaye avec intensité tous les immenses mouvements vocaux et orchestraux. Son personnage finit halluciné, son interprète acclamé.

Sa chère fille qu'il renie, Cordélia interprétée par Annette Dasch, croît elle aussi en lyrisme, en symétrie avec le Roi Lear. Tandis qu'il s'enfonce dans la folie, la fange et les graves, elle s'élève vers la pureté vocale toujours plus intense. Tandis qu'il se dénude, elle devient Reine de France et en revêt les riches apparats (comme sa voix croît en épaisseur, en matière mais toujours avec cette candeur d'une pure justesse et d'un filin vocal qui porte loin). La symétrie devient terrible lorsqu'elle revient auprès du père qui l'avait reniée et qu'elle lave son corps, comme celui du Christ. Elle le prend dans ses bras. Mais c'est ensuite lui qui la prend dans ses bras, morte, après l'avoir traînée sur un sac poubelle.
Les deux autres filles de Lear -Goneril et Regan- sombrent dans la cruauté, se déchirant le royaume jusqu'à la mort (elles pillent littéralement leur roi de père, lui volant ses bijoux, sa montre, son portefeuille, avant de le griffer et de lui mordre les chairs). Exactement comme tuent et s'entretuent les deux fils de Gloucester (Edgar et Edmund, le légitime et le bâtard). Evelyn Herlitzius, tranche d'abord dans ses lignes vocales entrecoupées de douleur. Mais elle déploie ensuite progressivement le chant à la mesure des immenses et sinueuses lignes de la partition, passant en quelques notes d'un grave (assez peu timbré) à un aigu hardi. Sa sœur, complice de crime puis rivale, tenue par Erika Sunnegårdh, explore les mêmes écarts, avec moins de volume mais plus de précision, passant de l'indiscernable grave à des aigus effilés. Andrew Watts, passe lui d'une voix de ténor barytonnant à un chant de contre-ténor, parfois plusieurs fois dans la même phrase mais toujours avec la même assurance exceptionnelle (comme l'accueil du public aux saluts). Edmund par Andreas Conrad est ténor fort puissant, claironnant, franc et direct en ligne droite et intense.

Le Comte de Gloucester par Lauri Vasar est très campé sur ses pieds et sa voix de baryton-basse. Puis, se faisant crever les yeux, il devient un Œdipe tragique et la voix s'enrichit, en volume, profondeur, métal vocal. Le Comte de Kent (Kor-Jan Dusseljee), proscrit pour avoir dénoncé la cruauté du Roi paraît raide dans sa démarche, mais ses lignes vocales sont ainsi très droites et franches.

Le Roi de France, Gidon Saks (qui sera également à l'affiche d'un autre opus contemporain dans une reprise très attendue : Macbeth Underworld de Pascal Dusapin par Thomas Jolly) construit un personnage et une prestation musicale efficaces. Le baryton-basse est très en place, justement rythmé de nobles attentions. Les Ducs d'Albany et de Cornouailles complètent la riche noirceur de cette Cour : Derek Welton tendu vers Lear comme pour le doubler, prendre sa voix, son assise et son titre, Michael Colvin, solide ténor aux consonnes de marbre (comme la pierre tombale de cet univers).

Luca Sannai campe un serviteur tout en retenue mais appuyé vocalement et Lucas Prisor un chevalier en modestie mais noblement présent. Enfin et non des moindres, parachevant le travail de direction d'acteurs à travers tout ce plateau, le Fou du Roi Lear est un rôle parlé mais Ernst Alisch en fait une mélodie bouffonne et grinçante : lui qui est sensé être fou est le seul qui parle vrai. Il chante un peu faux, donc parfaitement juste dans l’intention.

Le chœur offre la rumeur bouillonnante de la cour, comme l'Orchestre, avec une précision méticuleuse sous la baguette de Fabio Luisi. Les timbres sont aussi riches que les caractères de ce drame. Chaque instrument exploite les effets de sa partie, sachant aussi l'exposer épurée ou la mettre au service des très riches harmonies (les glissements de cuivres rappellent un héritage wagnérien). Les percussions sont certes reléguées dans les loges latérales faute de place en fosse pour accueillir leur pléthore, mais si le son en parvient étouffé, il n'impressionne pas moins par sa richesse et sa précision, structurant la partition dans les effets de bruitage et les assises rythmiques. Cordes et vents (bois surtout) déploient de souples et tendres mélodies pour que le contraste soit total, que la folie sache aussi croire en la beauté.
