Funeral Blues : poétique cabaret des Bouffes-du-Nord
Côté jardin, dans un intérieur d’entre-deux guerres et vêtue de costumes fantasques, Cathy Krier est assise devant un piano droit aux allures de bastringue. Côté cour, les déambulations inquiètes de Laurent Naouri et du comédien Richard Clothier évoquent l’amitié amoureuse de Britten et du poète Auden. Après les actualités radiophoniques, un vieux poste diffuse un air de Carmen revisité à la façon Yodel et Broadway, augurant du mélange des genres à l’œuvre dans cette production. Dans cette ambiance résolument 1930s, la machine à écrire ou le métronome à balancier contribuent à rythmer la déclamation exemplaire (in English) des vers d’Auden, habités d’absurde et de mélancolie goguenarde à l’instar de « Tell me the Truth about Love ».
La musique de Britten propose une synthèse très personnelle de cette époque haute en couleurs. Le dessin d’une mélodie, l’apparition soudaine d’un rythme, d’un motif caractéristique signalent avec finesse des influences multiples qui ne donnent jamais dans la parodie. De même, Laurent Naouri emprunte à des esthétiques vocales diverses : il prend à la scène jazz une diction paresseuse, swingante et sensuelle, pour chanter les Cabaret Songs, mais sait retrouver toute l’amplitude de son lyrisme dans le mystérieux « Nocturne » tiré du cycle On this Island. Ses graves sont toujours réjouissants et à la mesure de sa présence scénique, même si les gestes du baryton semblent parfois calibrés pour des scènes plus vastes que l’intimité des Bouffes du Nord (comme c'est souvent le cas de sa voix, d'un salon de peinture berliozien à une parole et un volume de Mahler).
Posé sur le piano léger et piquant sous les doigts vifs de Cathy Krier, le poisson rouge tourne en rond dans son bocal, sans issue, de même que les personnages sont enfermés par une douce folie (le génie, peut-être) entre les rires et les pleurs. La mise en scène d’Olivier Fredj veut souligner le manque et l’absence avec des costumes et des paires de chaussures innombrables tirés des placards d’un vestiaire hors du temps, comme autant de vies potentielles qu’empruntent les poèmes narratifs d’Auden, volontiers caustique (« Miss Gee »).
Le leitmotiv chromatique descendant du piano offre finalement une issue à ce huis-clos poétique et devient l’introduction de « Funeral Blues », chanson éponyme du spectacle : Laurent Naouri abandonne alors la veste étroite d’un Britten timide et hésitant pour se saisir du micro qui apporte une coloration chaude. En véritable crooner, sa voix caresse les vers poignants et toujours inattendus d’Auden.