Irma la Douce met l’Odéon de Marseille à la joie
Fruit d’un trio créatif : Raymond Legrand pour la musique (réorchestrée par Gérard Daguerre), Marguerite Monnot (parolière d’Édith Piaf) pour le texte, Alexandre Breffort (journaliste au Canard enchaîné) pour l’histoire, cette douce Irma narre le destin d’un couple au grand cœur et à la petite vertu, une prostituée et son maquereau, non pas du Vieux Port mais dans le Paris des Faubourgs, près du Pont Caulaincourt.
Les décors alternent et la scénographie s’inscrit dans les univers visuels du cinéma de genre des années 1950, avec quelques incursions dans une filmographie plus récente (l’évasion du bagne à la Stanley Kubrick) : juste retour d’une adaptation de l’œuvre au cinéma hollywoodien par Billy Wilder en 1963.
Entre faire-le-trottoir et faire-le-mur, le livret tente d’associer provocation impudique et célébration de la famille traditionnelle, au gré des accoutrements successifs d’Irma. Certaines séquences explorent les confins de cette forme de spectacle, en particulier dans le deuxième acte, telles la scène du bagne (et sa lenteur de remplissage) et celle du procès (et sa pesanteur de boulevard).
La petite fosse de l’Odéon réunit une fine équipe de musiciens spécialisés du genre, dirigés depuis leurs claviers par André et Christian Mornet. Claviers multiples, accordéon, contrebasse et batterie jouent leur partition avec pittoresque, sonorité et efficacité. Le timbre d’ensemble a du “groove”, entre bastringue, musette et music-hall.
Irma la Douce est l’affriolante Laurence Janot, tout en présence et en dépense physique. L’interprétation, délurée par le jeu de jambe, de rein et de lingerie fine, est contenue par des accents émouvants. Le registre de ses airs, lesté d’un réalisme chansonnier, est majoritairement cantonné dans le médium. Quelques aigus, trop rares, lui permettent de percer vocalement. Nestor le Fripé/Oscar est tenu par Gregory Benchenafi. Il crève l’écran scénique par son incarnation physique irrésistible, sa solide diction, et surtout ses inflexions vocales à la Michel Legrand, digne des Parapluies de Faubourgs. Gigi la tenancière, tenue fort justement par Cécile Galois, domine vocalement la distribution, par la ductilité de son organe, la sûreté de sa présence et de ses expressions. Le grave se fait vériste, à la manière des chanteuses à texte, tandis que l’aigu se fait lyrique, à la manière des chanteuses à voix, depuis la Seine jusqu’à la scène.
Bob, son mac, au sourire contagieux et à la vocalité loyale, est campé par le metteur en scène Jacques Duparc, tandis que Francis Dudziak confère sa pâte vocale à Polyte le mou et à Frangipane. Bien d’autres rôles multiples (Jacques Lemaire, Grégory Juppin, Florian Cléret, Jean-Claude Calon et Jean Goltier) parachèvent ce microcosme de sympathiques voyous ou d’improbables fonctionnaires, réunis dans une heureuse ou outrancière symphonie argotique.
L’aspect le plus subtil du spectacle réside dans son heureux franchissement du quatrième mur, danseurs et chanteurs investissant systématiquement les allées de la salle, au plus près du public. Le moins subtil repose sur un comique de boulevard, délaissant le chant, pour les (grosses) ficelles de la répétition, du loufoque et du gaguesque : « expérience de l’infini », d’après le mot d’esprit d’un comique qui n’en manquait pas, Fernand Raynaud.
Le spectacle est bruyamment ovationné par un public heureux d’avoir été tenu en équilibre sur le fil du rasoir entre histoire de fées et conte de fesses.