Luxe, calme et volupté avec Marie-Nicole Lemieux en récital au Capitole
Le leitmotiv reliant les deux moitiés du programme est le célèbre Mignonlied de Goethe “Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn?” : c'est ce poème qui devient en français le tube d'Ambroise Thomas : "Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ?”.
Ce texte vient à l'origine du Bildungsroman de Goethe : Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, et le succès de ce poème fut si fulgurant qu'il a inspiré pas moins de soixante-six compositeurs reconnus depuis le dix-huitième siècle jusqu’à nos jours. Parmi les plus connus figurent Schubert, Schumann, Beethoven, Liszt, Fanny Mendelssohn, Wolf et Alban Berg en allemand, Ambroise Thomas en français, mais aussi de multiples versions étrangères dont une de Zdeněk Fibich en tchèque, ou celle de John Duke en anglais.
Deux versions du Mignonlied de Goethe, judicieusement choisies parmi les multiples possibilités, encadrent la première moitié du récital : elle commence avec "Kennst du das Land" de Schumann, et se clôt sur le Lied du même titre par Hugo Wolf. Un univers, pourtant, sépare ces deux compositions aux paroles identiques : le Schumann est plutôt sobre et classique, sans effusion. Le Wolf très richement détaillé, vivement illustré par des figuralismes dans le piano, quasi symphonique, d’émotions et de couleurs variées. Entre les deux, se trouve un bouquet d'autres Lieder choisis. Ces pièces tracent en miniature l'évolution musicale menant du classicisme beethovenien au romantisme flamboyant de Wolf, en passant par les Lieder mouvementés de Schubert (toute une scène opératique dans chaque Lied), et le Harfners Lied (chant du harpiste) de Fanny Hensel-Mendelssohn.
Dans cette première partie, Marie-Nicole Lemieux plie sa voix souple et généreuse aux demandes variées de chaque Lied, aux lignes épurées de Schumann, à l’exactitude martiale de Beethoven (Die Trommel gerühret - Bat le tambour), au lyrisme sincère de Fanny Hensel-Mendelssohn. Les qualités expressives de la contralto se révèlent pleinement dans les Lieder de Schubert, qui lui permettent de développer un arc dramatique depuis l’intime et le quasi morne, puis le rêveur, jusqu’à l’immense crescendo de Marguerite désespérée dans Gretchen am Spinnrade. Mais c’est avec les Lieder de Fanny Hensel-Mendelssohn et de Hugo Wolf que Lemieux peut enfin déployer son miel exquis, sa chaleur humaine, sa très profonde émotion, et le timbre incandescent de son riche instrument. Roger Vignoles n’accompagne pas, il entoure, suspend, soutient et fusionne. On n’entend pas deux artistes, mais comme un seul instrument, un piano/voix.
Après un changement de coiffure (chignon) et de bijoux (collier extravagant), Marie-Nicole Lemieux revient pour la deuxième partie du programme, en Parisienne de la haute société, présentant des poèmes de Charles Baudelaire mis en musique par Chausson, Fauré, Debussy, Duparc, mais aussi par Déodat de Séverac et Gustave Charpentier.
L'Albatros de Chausson, dont l'accompagnement flotte délicatement en tournoyant à l'imitation de l'oiseau de mer, ouvre le premier groupe, suivi de l'orageux Chant d'Automne de Fauré. Ensuite, Les Hiboux de Déodat de Séverac introduit un langage harmonique moins conventionnel, plus hardi que les autres du programme, inspiré du cri mystérieux des hiboux au loin. La ligne vocale est très imaginative, sur un ambitus très large, et semble donner des ailes à Marie-Nicole Lemieux, qui prend son envol du haut en bas de la tessiture avec une grande souplesse, un ton très lisse et parfaitement équilibré.
Dans le deuxième groupe, figure la version de La Mort des Amants par Gustave Charpentier. Ce dernier écrit sur les poèmes de Baudelaire plusieurs mélodies aujourd'hui quasiment introuvables. Dans La Mort des Amants, Marie-Nicole Lemieux est en terrain encore plus lyrique et nuancé, et régale de sa voix la plus lisse, de sublimes aigus distillés. Elle offre avec délicatesse et subtilité des tons lustrés, luxuriants, mordorés, et de très jolis pianissimi flottés, créant une atmosphère magique.
Après le Jet d'eau et Recueillement de Debussy sollicitant la voix medium, langoureuse, sonore, sensuelle, et des graves voluptueux, le dernier mot revient à Henri Duparc : L'Invitation au voyage, et La vie antérieure qui concluent le programme. Marie-Nicole Lemieux transmet parfaitement dans le timbre de sa voix le célèbre « luxe, calme et volupté » un brin sulfureux de Baudelaire. Dans La vie antérieure, elle est immergée dans ce monde imaginaire et exotique. Lemieux voit les "couleurs du couchant reflétées par mes yeux" et les fait voir. Cette mélodie qui se termine sur une note grave et secrète (“le secret douloureux qui me faisait languir") inspire une grande émotion par son effacement : une sorte de climax paradoxal.
En bis, le charmant Heidenröslein (petite rose sur la lande) de Schubert, et naturellement enfin, cet air qui hantait toute la soirée en filigrane, l'air de Mignon d'Ambroise Thomas, "Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? ».