Frissons célestes à l’Oratoire du Louvre
Forts d’une collaboration qui dure depuis plus de vingt ans, le Directeur et son chœur confirment la grande maîtrise de leur répertoire de prédilection. Avec Tears of London, ils invitent à une expérience tant méditative que consolatrice. Les Larmes de Londres sont doublement touchantes. Elles expriment, d’une part, les troubles religieux que l’Angleterre traverse depuis la rupture d’Henry VIII avec Rome en 1534, et sont, d’autre part, les incantations qu’élève vers Dieu une humanité pécheresse pour qu’il accorde son pardon. Cette musique liturgique a aussi pour but de nettoyer l’âme du chrétien, d’humidifier ses yeux et d’exacerber ses passions pour mieux les purger (Purge me, O Lord), de l’immerger dans un bain d’amour et de lumière : « sainte plongée […] dans l’immensité d’une mer de douceur », comme l’écrira une mystique italienne au début du XVIIe siècle.
La musique sacrée, selon le réformateur Jean Calvin, doit être simple et dépouillée, c’est-à-dire sans instrument. L’Oratoire du Louvre, avec son atmosphère épurée, se prête d’autant mieux à une telle célébration qu’il rappelle le sang et les larmes versés pendant les guerres religieuses (évoquées par le monument à l’amiral Gaspard de Coligny, assassiné à proximité lors de la Saint-Barthélemy). Le chœur tout de noir vêtu, composé de douze chanteurs parfaitement répartis (trois sopranos, trois ténors, trois altos, trois basses : ils sont autant que les apôtres), se trouve disposé en arc de cercle autour de Joël Suhubiette. La voix est au service du Seigneur : est requise une grâce tant harmonique que mélodique, évitant la sécheresse formelle de certaines polyphonies trop élaborées.
De ce style délicat, Thomas Tallis (1505-1585) donne un bel exemple : réputé pour sa virtuosité, il sait aussi délaisser les tours de force contrapuntiques pour proposer une musique plus émotionnelle, au tempo souple : le chœur, en tutti ou en effectif réduit, sait rendre à merveille le remuement intérieur. Dans O nata lux de lumine, il vient presque murmurer aux oreilles des auditeurs. Précis dans les attaques comme dans les césures, il maîtrise les silences à la perfection, le son restant encore suspendu dans l’air, invitant à la prière et au recueillement. Les voix sont à la fois rondes et enveloppantes, d’une clarté limpide, chaque texture est mise en relief, de la basse au contre-ténor, mais l’unité d’ensemble est maintenue.
Destiné aux fêtes de la Pentecôte, Loquebantur variis linguis combine une mélodie de plain-chant, composée de notes longues formant la voix fixe (le cantus firmus, admirablement tenu par les ténors), et six autres parties qui tissent un réseau de polyphonie. Ce chatoiement de couleurs vocales illustre la diversité des langues. Tout aussi spectaculaires sont les envolées lyriques et rythmiques : la musique s’enflamme lors de la profusion des « Alléluia ! » extatiques.
Avec William Byrd (1538-1623), un autre miracle opère : les six voix du Miserere mihi, Domine semblent se multiplier à l’infini et conduire dans les mystérieux replis du divin. Plus qu’un écrin accueillant un concert, l’Oratoire du Louvre devient étrangement un instrument de musique à part entière, que fait résonner la voix humaine. Telles certaines de ces abbayes médiévales dont les voûtes et l’acoustique étaient pensées pour les harmoniques du chant grégorien : leurs pierres étaient savamment choisies pour réverbérer les voix et provoquer des phénomènes sonores exceptionnels, pouvant être considérés comme des prodiges.
La mélancolie trouve aussi sa place avec The Tears of Lamentacions of a sorrowfull soule : bien qu’intimiste, le quatuor de voix masculines se laisse aller à des vocalises entraînantes et joyeuses (« cheerful voice »), exprimant l’espoir d’une guérison par la foi. Angéliques, quant à elles, sont les voix féminines dans l’Emendemus in Melius, qui met en valeur les sopranos. Saluons aussi la diction très soignée de tous les choristes, et leur souffle ample sur les voyelles allongées.
Après une pause, d’autres compositeurs sont mis à l’honneur dans une succession de courtes pièces : un madrigal de John Wilbye (1574-1638), un poignant O Lord, how do my woes increase d’Orlando Gibbons (1583-1625), remarquable par ses répétitions entêtantes, ses sauts vers l’aigu et ses mélismes expressifs. La pièce complexe de John Dowland (1563-1626), I shame at mine unworthiness, joue des canons et des contrastes, de la superposition de plusieurs mélodies suggérant une âme déchirée entre joie et tristesse (« joy in heaviness »). Sur une quinzaine de minutes, les Lamentations de Robert White (1538-1574) permettent d’offrir un transcendant final. Le mot « religion » prend alors ici son sens le plus fort, son sens étymologique (religere) : il s’agit de « relier » la communauté des cœurs, mais aussi l’humain et le divin.
Dieu a-t-il entendu les humbles supplications ? À en croire les applaudissements, le public a quant à lui été conquis.