Aleksandra Kurzak s'épanouit en Traviata à Bastille
Des éléments de décors imposants trônent sur le plateau : le lit représentant la passion, puis un arbre gigantesque pour la maison de campagne, ainsi qu'un grand escalier : des éléments qui paraissent démesurés par rapport aux personnages, et à la fois sous-dimensionnés pour l'immense Bastille aux grands murs noirs. Symbole de ce grand écart entre les dimensions, lorsque Violetta est déchue et mourante, elle passe du grand lit de luxure au petit lit d'hôpital.
Dans un mélange des genres, la danse des Bohémiennes est interprétée par des hommes habillés en femme et celle des Matadors par des femmes (une parade qui comprend aussi un ballet chaloupé entre figurants à têtes de chevaux et de taureau). Mis à part cet épisode, le classicisme préside aux costumes (hauts-de-forme, robes Second Empire).
L'Orchestre dirigé par Giacomo Sagripanti épaissit la douceur extrême de ses cordes enveloppantes dès l'introduction, jusqu'à la reprise de la ligne mélodique de l'ouverture. "Amami Alfredo" est comme une étreinte débordante de passion, les cordes se baignent ensuite du soleil de Provence ("Di Provenza il mar, il suol", interprété par Germont). Les violons portent la mort inexorable dans la reprise des thèmes, comme les violoncelles expriment les remords. L'ensemble instrumental et choral est parfaitement juste et en place, mais les gestes du chœur n'ont pas la rythmique de leur chant, même dans leurs mouvements aussi limpides que symboliques (lorsqu'ils tournent le dos comme un seul homme afin de rejeter Violetta au ban de la société). Le Libiamo porte peu, le volume reprenant pour menacer Alfredo qui joue son amour aux cartes.
Après un petit échauffement nécessaire (la portée vocale restera certes moyenne), Aleksandra Kurzak impressionne dans son travail de retenue du souffle, ce qui lui permet de traduire la phtisie du personnage en restant colorée. Dès la fin de son premier air, les aigus tintent, tiennent et tombent en cascades. Ses graves assurés lui permettent de s'y élancer de nouveau, avec aisance. S'appuyant sur une gestuelle très pertinente, elle parvient même à rendre la délicate scène de la lettre, qui ne supporte qu'un parlé italien naturel. Funambule sur son filet de voix mourant, elle reprend en puissance et en vigueur au retour de son aimé avant d'offrir une autre prestation mémorable, sa mort les cheveux tombant, les yeux révulsés.
Alfredo dissémine le timbre chaleureux de Jean-François Borras, même lorsqu'il chante depuis les coulisses. Articulant chaque syllabe grâce à son impressionnant travail du souffle, le rendu naturel est sans effort. Il exprime sa rage en des aigus colériques, avant d'amplement vibrer pour s'en repentir. Plus envoûtant et enveloppant lorsqu'il promet un avenir loin de Paris, l'étincelle finale de la séparation peine hélas à surgir, les voix et les intentions des amants ne s'unissent pas dans la douleur.
Pour mieux atteindre ses fins et convaincre La Traviata de renoncer à Alfredo, le Giorgio de George Gagnidze décide ici de se faire d'emblée enveloppant et caressant. Il dialogue avec son fils dans un vibrato très approprié et ses graves restent bien implantés, même dans la déchirure finale de ses remords.
Douphol, Flora et le Marquis savent se suivre en quelques ralentis, ils combinent leurs voix dans une montée progressive et éclatante qui illustre l'aurore se levant dans le ciel et marquant la fin de la fête. Ils sont respectivement incarnés par Igor Gnidii bien en place, Virginie Verrez à la superbe portée vocale dès le début de ses interventions, enfin Christophe Gay qui porte tout aussi bien qu'Annina (Cornelia Oncioiu) sur ses aigus puissants. Julien Dran plaît beaucoup en Gastone, rôle mineur par rapport à ses qualités (d'articulation mais aussi de projection). Le médecin Luc Bertin-Hugault semblerait presque à même de soigner Violetta par ses graves réconfortants et la chaleur de sa tendre sollicitude.