Duo de choc féminin à Massy pour L'Enlèvement au Sérail
Écrit pour le divertissement de la cour de l’Empereur d’Autriche Joseph II, L'Enlèvement au Sérail (Die Entführung aus dem Serail) est le premier succès retentissant du compositeur Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). À seulement 25 ans, ce génie viennois s’empare d’un sujet orientalisant (dont les Occidentaux raffolent notamment depuis la traduction des contes arabes Les Milles et une nuits en 1704) pour livrer sa propre "turquerie" sous forme d’opéra.
Assistée pour la scénographie et les accessoires par Émilie Roy, la metteuse en scène Emmanuelle Cordoliani en présente une version remaniée. Malgré une transposition de l’action dans un cabaret des Années Folles, elle conserve l’esprit premier du Singspiel (genre opératique en langue allemande aux frontières du comique et du dramatique) alternant des passages parlés avec des passages chantés. Mais elle dépoussière le texte original en évinçant les dialogues parlés allemands pour les remplacer par des textes en plusieurs langues européennes, et même des poèmes soufis. L’utilisation d’un multilinguisme comme outil dramaturgique constitue une intéressante "universalisation" de l’histoire, néanmoins, les dialogues parlés parfois mal articulés entravent la compréhension.
Notons néanmoins quelques belles trouvailles visuelles comme les mimes au début du troisième acte, avant que Pedrillo n'entonne sa sérénade pour "détourner" l’attention d’Osmin ("In Mohrenland gefangen war"), les nombreux jeux d’ombres chinoises créés par Pierre Daubigny (comme lors du face à face de Selim et de Constance à l’acte II), ou encore l’utilisation de citations musicales lors de l’endormissement d’Osmin (aria de Gottfried Heinrich Stölzel "Bist du bei mir"). Saluons également la belle prestation du comédien Stéphane Mercoyrol, dont le Selim Bassa pathétiquement humain touche le public.
Dès son premier air ("Konstanze, dich wiederzusehen…O wie ängstlich, o wie feurig", acte I), le ténor malgache Blaise Rantoanina (Belmonte) se heurte à des difficultés techniques. Certes, sa voix de jeune premier, son timbre clair, son vibrato serré et son placement perçant dans les aigus demeurent agréables à l’oreille, mais son phrasé scolaire (avec des ralentis trop systématiques à la fin des phrases) laisse penser que ses choix d’interprétation sont dictés davantage par les difficultés techniques rencontrées que par l’émotion musicale qu’il souhaite transmettre. Toutefois, sa palette de nuances et son écoute attentive de ses partenaires de scène lui permettent de tirer son épingle du jeu, comme lors du trio de marionnettistes avec Osmin et Pedrillo à l’acte I.
Avec son timbre de jeune ténor bouffe, sa grande intelligence musicale, un jeu de scène intéressant, César Arrieta (lauréat du Concours international de chant de Clermont-Ferrand 2017) charme les auditeurs. Bien qu’il mette du temps à entrer dans son rôle et à s’imposer sur le plateau, et que sa puissance vocale laisse parfois à désirer, c’est un jeune chanteur à l’avenir prometteur : à la fin de la représentation, il est accueilli par des applaudissements nourris et enthousiastes.
La basse Nils Gustén incarne tour à tour un Osmin ombrageux ("Solche hergelaufne Laffen", acte I), manipulateur ("Vivat Bacchus! Bacchus lebe!", acte II) et prêt à tout pour devenir « Calife à la place du Calife » ("Ich gehe, doch rate ich dir…O Engländer ! Seid ihr nicht Toren", duo avec Blonde, acte II). Son talent de comédien s’ajoute à ses qualités musicales : un timbre sombre et rond, un phrasé intelligent, une musicalité certaine. Mais son manque de puissance jointe parfois à son extrême application dans la réalisation des vocalises ne sied guère au rôle : l’Osmin de Mozart doit être musicalement ridicule, d’où la convention "cruelle" (mais tellement efficace) de ne confier ce rôle qu’à des basses (trop) expérimentées et (trop) matures.
Pauline Texier incarne quant à elle le rôle de Blonde avec un naturel qui semble inné. Forte de sa technique sûre et de son timbre clair et léger, la soprano française livre une interprétation sans faille (qui lui vaut un triomphe amplement mérité). Elle fait passer une intention musicale en dépit des difficultés techniques imposées par Mozart. Son phrasé reste toujours expressif et stylistiquement juste : la répétition d’une même phrase est chaque fois l’occasion d’en varier l’expression, comme lorsqu’elle se fâche avec Pedrillo (acte II) ou lorsqu’elle se moque d’Osmin (acte I). De plus, Pauline Texier accentue l’aspect engagé du rôle en campant une Blonde indépendante et militante : c'est elle qui offre des fleurs à Pedrillo à l’acte II, et non l’inverse ("Welche Wonne, welche Lust") !
Également lauréate du Concours international de chant de Clermont-Ferrand 2017, Katharine Dain est la révélation de cette soirée. Sa voix ample et soyeuse, ses phrasés souples et son timbre chaleureux se révèlent dès son premier air ("Ach ich liebte, war so glücklich", acte I). Son interprétation subtile semble donner envie à l’Orchestre de l’Opéra de Massy (et au chef Dominique Rouits) de se surpasser. La jeune soprano allie puissance dramatique et grande agilité vocale, sans jamais trahir le style mozartien. Sa maîtrise devient incontestable lors de son air du deuxième acte "Traurigkeit ward mir zum Lose" où sa grande musicalité s’exprime au travers d’une belle palette de nuances : elle prend le temps d’interpréter son rôle, ce qui n’est pas souvent le cas à l’opéra.
Si L’enlèvement au Sérail témoigne d’un certain engagement de Mozart en faveur de la liberté du couple (Mozart épouse Constanze Weber 15 jours seulement après la première représentation de cet opéra, contre l’avis de son père), le vrai sujet de l’œuvre demeure les sentiments des femmes, leur fidélité, leur amour, mais aussi, et peut-être surtout, leur libre-arbitre : sujet d’actualité !