Bartok double-face à Limoges
Roland Auzet et Oxmo Puccino avaient déjà collaboré sur Steve V, un biopic lyrique inspiré par la vie de Steve Jobs et créé à Lyon en 2014. Pour leur seconde création commune, Ultime supplique, autour du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, c'est pour un projet original, commandé par l'Opéra de Limoges, que le duo est à nouveau réuni : un « Flirt Opéra ». La note d'intention du compositeur, est éclairante, et résume bien la nature de la pièce. C'est « un format d'ouvrage qui prend la main des opéras dits « courts » du répertoire. […] Il est un moyen de rompre la glace. […] Il s'agit d'approcher d'un opéra du répertoire, sans le toucher, mais en respirant l'air d'aujourd'hui à travers certaines vapeurs de l'ouvrage en question […], pour montrer […] combien la création peut être un contrepoint aux siècles passés. »
Ainsi la partition, qui sollicite peu ou prou le même effectif que l'opus de Bartok, "respire"-t-elle des réminiscences, à l'instar des soli sensuels pour les vents, du hautbois par exemple, tandis que l'écriture pour les cordes privilégie un relatif monolithisme, souligné par le dispositif électroacoustique. Inviter un rappeur n'implique pas nécessairement un métissage forcé des styles. Si l'on reconnaît dans le texte ça et là d'idiomatiques jeux d'assonances et de syncopes, ces affinités restent discrètes et ne génèrent pas de rupture dans la fluidité d'une narration à deux voix, où le récitant incarne les deux amants du conte, jusqu'à troubler l'opposition dramatique entre les personnages, et en faire une sorte d'épure monologue interrogeant les asservissements du désir, jusqu'à son « ultime supplique ». Le résultat, qu'aurait pu assumer un comédien, ne doit sans doute pas se mesurer à l'aune des exigences académiques, la présente oeuvre ne se donnant pas comme une création originale et indépendante. En revanche, en termes de prologue au Château de Barbe-Bleue, il remplit son objectif. L'auditeur novice peut ainsi approcher les brumes et les chromatismes de Bartok, même si la copie n'en donne qu'un reflet parfois très simplifié. Ce bel avatar d'invention pédagogique, qui enrichit un cousinage artistique contemporain, démontre que les voix comme les légitimités de la création peuvent être multiples.
Après l'entracte, le public peut donc affronter l'opus bartokien. Il retrouve la scénographie des sept néons suspendus aux cintres, métaphore des sept portes, tandis que la mise en lumière de Bernard Revel teinte le fond de scène en rouge, celui du sang qui imbibe la demeure de Barbe-Bleue, avant de s'évanouir dans la nuit, celle de son ultime épouse. À rebours de lectures moins explicites, le premier degré de la mort de cette dernière est ici évident dans cette mise en espace, Judith inclinant la tête en guise de trépas après le bouillonnement orchestral, celui de la strangulation.
C'est une même limpidité dramatique qui préside à l'interprétation de Robert Tuohy, à la tête de son Orchestre de l'Opéra de Limoges. La légère réduction de l'effectif des cordes pondère assurément la chair ample de l'alchimie orchestrale, mais favorise la clarté de la scansion des épisodes, et met en avant la qualité évocatrice des vents. Dans la continuité de la première partie préliminaire, on tient la main de l'auditeur dans les méandres poétiques de l'histoire. À cet égard, les deux solistes se révèlent remarquables. Csilla Boross déploie une robustesse à toute épreuve. Son chant exhale une plénitude où se déclinent les nuances affectives de la curiosité obstinée de Judith. On ressent le crescendo dans le drame, d'une constance sans faille, appuyé par une homogénéité des registres bien maîtrisée, et une puissance qui n'exclut pas la rondeur. Kàroly Szemerédy se distingue des Barbe-Bleue matures que l'on distribue parfois. La rocaille de son timbre laisse affleurer la fragilité et les résistances avec une vérité psychologique convaincante, sans pour autant renier la stature vocale du rôle. Complémentaires – et un peu inattendus aussi, comme le programme, en un sens – ainsi s'affirment les deux solistes, comme les deux volets d'une soirée qui illustre l'originalité de l'Opéra de Limoges, défendue par Alain Mercier depuis huit ans. Le public, désormais familiarisé, ne s'y trompe pas : la qualité ne se réduit pas à une question de budget.