Elektra en Métamorphose
Presque cinq ans ont passé depuis la première à Aix-en-Provence d’Elektra de Richard Strauss d’après une pièce d’Hugo von Hofmannsthal et dans une mise en scène signée Patrice Chéreau. Même après son décès, la production continue à enchanter les spectateurs à Milan, Barcelone, Berlin, Helsinki et à New York, souvent en comptant dans la distribution les trois chanteuses principales de la première (Evelyn Herlitzius, Waltraud Meier et Adrianne Pieczonka). Cette fois-ci, les spectateurs du Met peuvent profiter de trois nouveaux talents formant la famille dysfonctionnelle : Christine Goerke (Elektra), Michaela Schuster (Clytemnestre) et Elza van den Heever (Chrysotémis).
Le décor réduit de Richard Peduzzi rappelle le style de son travail pour De la maison des morts, conçu quelques années avant Elektra, et propose au fond du plateau un espace élevé, une indication de pouvoir et le lieu central pour un jeu profondément théâtral : on y chante et raconte et on s’y met en scène, les autres personnages percevant et réagissant au théâtre dans le théâtre grâce à une minutieuse direction d’acteur. C’est un drame des regards – parfois le spectateur ressent même le regard direct d’Elektra – et la transformation des personnages principaux se produit au moyen d’une variation des timbres vocaux, d’un jeu parfois sublime, parfois grotesque, et d’une imitation sonore et gestuelle, destinée à convaincre et à manipuler. Comme le dit Chéreau dans une interview, il ne faut pas avoir confiance en tout ce que nous dit Elektra.
Elektra est présente pendant à peu près toute la représentation et c’est en grande partie son spectacle. Christine Goerke donne au rôle une compréhension nouvelle par son timbre – ou plutôt ses timbres – et son jeu varié et attentif. Un personnage complexe nécessite un instrument aussi varié, et celui de Goerke expose une plurivocalité inédite. L’abîme de son registre bas, très approprié pour la caractérisation dramatique, contraste avec ses aigus perçants et gazouillants sur un vibrato rapide, qui avec son timbre souvent juvénile, voire puéril, donne une jeune héroïne gloussante. En même temps, elle sait l’altérer sans prévenir, rendant son expression brute et violente en trépignant et se léchant les doigts, ou, dans les scènes à deux, devenant séduisante et manipulatrice, toujours en accord avec l’orchestre. Elle se sert bien de son immense talent théâtral pour passer de la douce persuasion à de grands gestes romantiques, de la soumission à l’extase finale, folle et triomphale, si typique d’un final straussien. L’Elektra de Christine Goerke est un mariage très heureux entre le grotesque et le sublime.
Contrairement à l’ambivalence vocale et scénique manifestée par Elektra, Elza van den Heever (Chrysotémis) possède un instrument parfaitement égalisé. Les différents registres de sa voix restent remarquablement unis, comme son personnage tente à tout prix maintenir l'unité de sa famille. Les passages où elle chante son souhait d’enfanter la rendent aimable et joyeuse. Toujours bien articulé, son chant est sincère et clair, des fois plus puissant que celui d’Elektra, et l’importance du rôle est augmentée par sa présence vocale. Or, les deux sœurs ne représentent pas une dualité fixe, comme on le dirait à première vue. La transformation d’Elektra s’accomplit dans les scènes à deux, et le spectateur peut percevoir comment s’approchent les voix des deux sœurs, s’unissant et devenant enfin indiscernables. À la fin, c’est Chrysotémis qui prend soin d’Elektra et, chantant à tue-tête sur l’espace élevé sur scène, le public devine la voix d’une nouvelle Elektra. Les deux sœurs ont définitivement échangé de place, événement préfiguré par le timbre juvénile de Goerke.
La Clytemnestre de Michaela Schuster est une merveille. Femme tourmentée et faible, elle apparaît agitée et pressée mais toujours puissante, avec une palette d’expressions aussi vaste que celle de Goerke. Sa force vocale initiale vient avec une gestique de diva, ce qu’imitera et parodiera plus tard Elektra, et son effondrement a lieu au fur et à mesure de leur confrontation. La relation de Clytemnestre envers sa fille est très complexe, comprenant des moments tendres et affectueux et des rugissements étonnants, ainsi que des murmures et des crachements, des ordres autoritaires et des phrases quasiment parlées. Tout cela rend une image crédible et nouvelle de cette scène entre mère et fille, jouée subtilement avec une attention totale au texte et à la partition.
Mikhail Petrenko se révèle comme un Oreste presque idéal. Il fait son entrée comme s’il était le Grand Inquisiteur de Don Carlos, statuaire : il garde cette présence lorsqu’il écoute Elektra avec concentration. C’est ici son précepteur (Kevin Short), muni d’une voix distincte et bien articulée, qui bat Egisthe à mort, dirigé par Elektra, et non pas Oreste.
L’Egisthe de Jay Hunter Morris fait peur aux servantes et offre par son timbre quelque peu enroué mais toujours stable une interprétation inhabituelle : au lieu de l’ivrogne auquel on s’est habitué, cet amant de Clytemnestre est présenté ici comme un être humain. Le groupe des servantes se constitue de cinq très bonnes chanteuses, chacune avec un type de voix assez différent, ce qui contribue à la charmante désorientation de la première scène de l’opéra.
La minutieuse interprétation musicale de Yannick Nézet-Séguin est sans doute l’une des raisons décisives de la réussite théâtrale de ce spectacle. Jamais plus fort que les chanteurs, son orchestre suit toutes les nuances déjà tirées par Chéreau du livret et y répond avec l’équivalent musical. Nézet-Séguin parvient à préserver la trame musicale et dramatique dans les transitions entre les styles et les scènes, les émotions et les différents tempi. Son Elektra offre ainsi un panel d’expressions, aussi bien approprié aux moments rythmiques et maladroits, aux contributions comiques des bois qu’aux situations héroïques, amoureuses et fort romantiques, comme le fait aussi la variation subtile et travaillée des chanteurs.