Formidable complicité de Desandre et Dunford dans le baroque italien Salle Cortot
La taille idéale de la Salle Cortot, quatre cents places et son acoustique exceptionnelle (Alfred Cortot le rappelait lui-même « Auguste Perret nous avait dit : je vous ferai une salle qui sonnera comme un violon. Il a dit vrai. Mais il se trouve que ce violon est un Stradivarius. ») constitue un bel écrin pour accueillir ces deux jeunes interprètes. Le répertoire choisi alternant airs chantés et pièces instrumentales met en évidence le talent expressif de Lea Desandre, révélation Artiste Lyrique des Victoires de la musique classique en 2017 et l’extraordinaire aisance de Thomas Dunford, artiste de renommée internationale.
Deux pièces de Monteverdi encadrent le programme, donné sans entracte, tel un hommage au musicien le plus célèbre d’Italie et d’Europe pour son avant-garde musicale et sa capacité à illustrer par sa musique les affetti (passions) contenus dans les textes. La simplicité musicale et la répétition mélodique de « Si dolce è il tormento » extrait du Quarto Scherzo delle ariose vagghezze permettent à la mezzo-soprano des variations de couleurs vocales tout en finesse et une ornementation délicate. La complicité avec le théorbe est immédiate, l’instrumentiste jouant sans partition ne cessera de regarder la chanteuse créant une fusion musicale très touchante.
Deux générations après Monteverdi, Barbara Strozzi publie un grand nombre d’œuvres, fait remarquable pour l’époque, dans l’esthétique de Cavalli, son professeur, et du Monteverdi des derniers livres de madrigaux. Chanteuse elle-même, elle enchantait ses auditeurs par sa voix. Lea Desandre interprète d’une voix projetée au timbre plein et profond le récitatif passionné du début de « Udite amanti ». La souffrance amoureuse culmine sur le mot « fede » émis tel un cri, se transformant soudain en son détimbré désespéré sur « morta ». Chaque mot est habité, et toutes les colorations vocales sont convoquées, faisant vivre les passions amoureuses devant un public concerné, n’osant applaudir par crainte de rompre le doux enchantement sonore.
Des Toccata de Johann Hieronymus Kapsberger (compositeur d’origine allemande ayant vécu à Rome) s’insèrent dans le programme, marquant des temps de pause aux passions humaines. Ces pages instrumentales permettent au public d’apprécier le jeu époustouflant de Thomas Dunford : sa virtuosité mais aussi sa grande sensibilité de phrasé qu’aucune difficulté technique ne semble embarrasser.
Haendel exprime son amour de l’Italie et de ses belles mélodies au travers de trois airs lents, moment de quiétude entre deux passions. « Verdi prati », air de Ruggiero extrait d’Alcina (qui fera l'événement cette semaine au Théâtre des Champs-Élysées), interprété très simplement, met en valeur la rondeur du medium et l’ornementation subtile de la chanteuse. Au sujet de la deuxième pièce, Lea Desandre s’exprimait ainsi lors d’une interview sur France Musique : « La pièce du milieu intitulée Ombra mai fu, fait l’éloge d’un arbre qui est le plus beau, le plus gracieux de tous les arbres. Je m’imagine dans la nature avec des petits oiseaux et un grand platane, en face de moi. Et dans le platane, il y a tous les visages des gens que j’aime et je chante pour cet arbre ». La grande douceur de l’air de Serse est palpable de la première note tenue et enflée (messa di voce), à la dernière appogiature allongée voluptueusement, le tout baigné dans un souple legato. La chanteuse excelle pareillement à émettre la voix pianissimo dans l’air d’Almirena extrait de Rinaldo : « Lascia ch’io pianga ». Son émission, à la limite du son, laisse entendre l’air passer délicatement sur ses cordes vocales, touchant l’auditoire au plus profond. Seuls quelques grincements des vieux fauteuils de la salle viennent perturber la magie de la musique que les deux artistes distillent du bout des lèvres, du bout des doigts.
La collaboration de ces deux interprètes et leur maturité musicale atteignent des sommets lors des deux berceuses : « Figlio dormi » de Kapsberger et « Canzonetta Spirituale sopra alla nanna » de Merula. La berceuse de Merula est remarquable à deux titres : sa longueur (près de dix minutes), et sa basse obstinée de deux notes répétées implacablement. Cette basse permet au luthiste des variations en diminutions et improvisations intensifiant le discours musical. Sur ce mouvement lancinant de berceuse La Vierge Marie exprime ses prémonitions angoissées sur l’avenir de son enfant. Dans un italien impeccable, la mezzo-soprano, franco-italienne, profite de chaque mot pour colorer son chant à l’infini. Dans une grande souplesse, la voix étirée devient plus vibrante et lyrique. Sans effort apparent, les trilles, les ports de voix, les appogiatures soulignent l’expressivité du texte.
Le rythme de danse de « Se l’aura spira » de Frescobaldi extirpe le public de l’état d’hypnose produit par les berceuses. Tout sourire Lea Desandre vocalise agilement, et fait entendre une voix brillante aux aigus lumineux. En bis sont interprétées deux pièces de musique française : un pot-pourri de Marc-Antoine Charpentier et un air de cour « ma bergère est tendre ». La parfaite intelligibilité du texte permet au public d’en apprécier l’humour. « Avant d’aller se coucher » les artistes reprennent « Ombra mai fu » debout, côte à côte, en parfaite osmose.