Karina Gauvin : un Vent de folie sur le Festival d'Ambronay
Pourtant tous deux nouveaux dans les lieux, la soprano québécoise et Le Concert de la Loge, ensemble partenaire du Centre de musique baroque de Versailles et du Palazzetto Bru Zane, sont à l’aise où qu’ils soient, comme ici dans l’abbatiale d’Ambronay.
Karina Gauvin impose de suite sa prestance, dans sa légère robe violette et aux épaules recouvertes d’un voile assorti. Le Concert de la Loge démarre en trombe l’énergique air de Junon « Die Wüthende Rache » (La vengeance furieuse) extrait de Didon, Roi de Carthage (1707) de Christoph Graupner. Les instrumentistes debout – sauf les deux violoncellistes et le claveciniste – dirigés depuis le violon de Julien Chauvin, frappent leurs cordes avec leur archet, d’où des effets très rythmiques et très mordants. Dès cet air, la soprano montre son aisance vocale et scénique, fait entendre son superbe timbre et joue avec les nuances. Certains piani se veulent lointains mais, couverts par l’orchestre, ils ne peuvent être appréciés par les spectateurs n’ayant pas la chance d’être dans les cinq premiers rangs. Son souffle paraît ici limité, mais, très professionnelle, elle sait faire en sorte que cela ne soit en rien perturbant. Pour atteindre ses aigus, elle les lance depuis son épaule, leur donnant une légère sensation de notes criées.
Karina Gauvin et Le Concert de la Loge (© Bertrand Pichène)
Comme premier interlude instrumental, Julien Chauvin répond à sa traversiste Tami Krausz dans le Concerto pour traverso, violon, cordes et basse continue de Telemann (1681-1767). Visuellement, les deux solistes s’opposent déjà, l’une au visage fermé et concentrée, l’autre au visage souriant et très mobile. Cette différence s’entend aussi fortement : le chant de la flûte est certainement très beau mais paraît bien trop propre, dévoré par la présence du violon, qui sait pourtant être charmant dans le Largo.
Julien Chauvin et Tami Krausz (© Bertrand Pichène)
Dans les extraits de La Griselda (1721) de Scarlatti – compositeur considéré par certains comme le père de l’opéra napolitain et donc de l’opera seria – la soprano laisse entrevoir ses intentions par ses regards. Cependant, vocalement, le phrasé est un peu plus difficile à comprendre, sans doute perturbé par un vibrato fort prononcé et des changements de timbres un peu trop fréquents. Mais, introduite par les Chaconne & Sarabande extraites d’Almira (1705) de Haendel, Karina Gauvin se montre tout simplement captivante dans l’air « Geloso tormento » (Le tourment de jalousie) de la même œuvre. Malgré quelques petites difficultés de synchronisation et de justesse, les intentions des hautbois sont très jolies.
Le Concerto grosso extrait d'Ottone (1723) de Haendel fait d’office une autre pause instrumentale, où Le Concert de la Loge saute, mord ses cordes, crée sans cesse du mouvement et des surprises. Tous ces effets impressionnent et divertissent, mais aussi excusent (ou cachent) toute éventuelle erreur de justesse et empêchent toute prise de risque hors de cette image qui fait déjà la marque de cet ensemble. La première partie se termine avec « Spietati » (Êtres sans pitié) de Rodelinda (1719), que la chanteuse nord-américaine clôt par un aigu tendu.
Karina Gauvin et Le Concert de la Loge (© Bertrand Pichène)
La seconde partie de concert débute par l’air d’Ersilla « Lo strido, l’orror d’Averno » (Je sens déjà que les cris et l’horreur de l’Averne) extrait d’Orlando finto pazzo (1716) de Vivaldi. Les effets de l’orchestre sont saisissants, les bois des archets frappant les cordes, presque col legno (avec le bois) et proches du chevalet, d’où un son très acide qui fait penser aux cris d’êtres venant de profondeurs infernales. Pour cela, les violonistes utilisent des instruments à la facture baroque, qu’ils reposent ensuite, les échangeant contre des violons plus modernes pour la suite du concert. Pendant ce temps, Karina Gauvin impressionne par ses vocalises maîtrisées de « Alma oppressa » (Une âme affligée) de La Fida Ninfa (1723).
Laissant à la chanteuse un temps de repos, Julien Chauvin interprète le Concerto pour violon RV 317 de Vivaldi avec un plaisir communicatif, jouant de couleurs et de contrastes. Dans le Largo, les violons et les alti font preuve d’une belle homogénéité qui permet au chef-soliste de chanter et de donner presque l’impression qu’il improvise. La soprano revient pour un gémissant « Ah, mio core » (Ah, mon cœur) d’Almira (1735) de Haendel. En jouant de sa palette de timbres, Karina Gauvin incarne véritablement un personnage triste à en devenir folle. Accompagnée subtilement par de beaux pianissimi et des accents souples, la soprano fait entendre une interprétation très convaincante d’un air finement psychologique. Là, plus encore, Karine Gauvin captive. Le public l’applaudit et la rappelle après ce moment de pur bonheur.
Julien Chauvin (© Bertrand Pichène)
Le concert finit avec l’Air de la folie extrait de Platée (1735) de Rameau. Karine Gauvin a sans doute un peu de mal à émerger de sa précédente interprétation très investie, et convainc moins, malgré la sautillante transition des Tambourins. Le public est toutefois enchanté, et a droit comme bis au joli « Will the sun forget to streak » extrait de l’oratorio Salomon (1749) de Haendel, où la flûte et le hautbois se marient pour des interventions touchantes. Enfin, cédant à la vive demande des spectateurs, Karine Gauvin offre un « Lascia ch’io pianga » de Rinaldo (1711), aux couleurs assurément belles et émouvantes.