Nahuel di Pierro : « La mise en scène m'a toujours attiré »
Nahuel di Pierro, que retenez-vous du Don Giovanni d’Aix-en-Provence cet été, dans lequel vous incarniez Leporello ?
Leporello est mon personnage de prédilection dans ce répertoire. J'ai fait une dizaine de productions de Don Giovanni depuis 2002. Ma rencontre avec le metteur en scène Jean-François Sivadier m'a permis d'enrichir ma compréhension du personnage : je le considère comme le metteur en scène idéal. Il sait exactement ce qu'il veut mais il a une manière de diriger les chanteurs avec gentillesse et bienveillance. Il est toujours sensible et extrêmement agréable. Il nous fait sentir que tout est possible. Le résultat est enthousiasmant : c'est vraiment un spectacle vivant.
Comment avez-vous travaillé c
Jean-François n'est pas arrivé en voulant imposer une vision intellectuelle ou psychologique du personnage. Il m'a demandé d'être conscient que je jouais le personnage de Leporello. Je devais voir le personnage mais aussi me voir, en train de m'amuser, de chanter. Cela a demandé un temps d'adaptation aux collègues, mais c'était passionnant d'incarner un personnage tout en gardant ma personnalité. L'idéal serait que le public voit le personnage et l'interprète en même temps. C'est passionnant et cette rencontre avec Jean-François Sivadier m'a profondément changé en tant qu'artiste.
Cette perspective est-elle toujours aussi puissante pour votre reprise de cette mise en scène à Nancy, avec d'autres chanteurs ?
Oui, je m'en rends compte encore davantage avec un autre casting. Jean-François voit les personnages et les personnes qui jouent les personnages. Les personnages de cette production vont changer avec ces nouveaux chanteurs. Le Don Giovanni d'André Schuen a sa personnalité, sa manière de jouer, de chanter : il ne sera pas celui de Philippe Sly à Aix. Il n'est pas question ici de regarder la vidéo d'Aix pour reproduire exactement ce qui a été fait. Heureusement, car c'est souvent le cas pour une reprise : un petit écran avec une vidéo nous attend et l'assistant nous fait reproduire très exactement la captation (soupir), c'est vraiment pénible de ne pouvoir s'exprimer, créer, s'approprier un personnage. Cela arrive même lorsque le metteur en scène fait la reprise, mais ce n'est pas du tout le cas avec Jean-François : le travail est très riche. La mise en scène m'a toujours attiré et j'apprends toujours avec lui.
Vous-même, avez-vous regardé la vidéo ?
Oui, quelques jours après. De même, je m'enregistre souvent. Ce n'est pas agréable de s'écouter (sourire) mais c'est formateur.
Lisez-vous les critiques ?
Il est difficile de construire une interprétation d'après la critique. Parfois elle peut indiquer un manque, mais souvent elle ne veut rien dire. Elle blesse simplement l'ego. Avant, elle était indispensable pour se faire une idée d'un spectacle, mais aujourd'hui, on peut chercher par nous-mêmes avec les retransmissions vidéos, radios. Mais de ce fait, je m'intéresse beaucoup aux critiques historiques. Seule la lecture des critiques et des traités de chant historiques peut nous laisser imaginer ce qu'était le chant à l'époque de Mozart.
Quel est votre souvenir du Cosi fan tutte de l'année passée, autre Mozart qui a beaucoup fait parler à Aix-en-Provence?
C'est une production complètement différente par rapport à Don Giovanni. Le langage est celui d'un cinéaste dont j'adore les films, Christophe Honoré, qui signait la mise en scène. Il a pensé un Cosi fan tutte dans une colonie fasciste en Éthiopie. Le monde qu'il propose apporte un conflit avec l'histoire et la musique de Mozart. J'ai joué le jeu à 100%, faisant mon maximum pour défendre cette vision, mais j'étais hué à chaque spectacle parce que je devais violer une femme. Cétait un peu comme au cirque, quand la foule conspue les rôles de méchants.
Vous avez publié un enregistrement du Voyage d’hiver de Schubert, une captation live dans le cadre de la résurrection des Lundis musicaux de l’Athénée. Connaissiez-vous l’histoire de cette institution ?
Je connaissais l'incroyable histoire des lundis musicaux. Les plus grands chanteurs y sont passés. Mon chanteur basse préféré Cesare Siepi y a fait un récital. C'était pour moi très émouvant et un honneur que de chanter en cet endroit. Avec le pianiste Alphonse Cemin, nous avons choisi Le Voyage d'hiver.
Comment avez-vous travaillé sur ce cycle ?
Je travaillais cet ouvrage depuis 10 ans. Je l'ai chanté pour mon dernier concert avant de quitter l'Argentine. Le Voyage d'hiver est une histoire qui résonne beaucoup pour moi. Lorsqu'on lit les textes des poèmes de Wilhelm Müller, on peut sentir qu'il ne parle pas de la mort, mais d'échouer, partir et continuer. Exactement mon histoire, lorsque j'ai quitté Buenos Aires, mon lieu de naissance, ma famille parce que je n'étais pas heureux de l'état culturel du pays. Je n'avais plus de travail, de formation. L'être humain expérimente la mort de différentes façons. Faire le deuil est difficile parce que quelque chose de nous-même meurt. Je me suis vu mourir plusieurs fois, je pensais donc avoir quelque chose à dire à travers le voyage d'hiver, ce sommet qui impressionne tant et qu'on réserve aux longues carrières. Mais ce voyageur est jeune, il ressent le terrible rejet pour la première fois.
Après, je me suis bien entendu préparé avec un coach allemand et nous avons répété pendant un an avec Alphonse Cemin. Mais bien entendu, nous étions stressés, notamment parce que tout le monde nous disait avec frayeur que nous étions trop jeunes pour ce rôle, comme s'il s'agissait de Boris Godounov. C'est déjà ce que me disait mon professeur de mélodie en Argentine. Mais l'essentiel est d'avoir profondément ressenti l'errance, le rejet. J'ai commencé à voyager jeune, à chanter en Europe dès 19 ans et cela m'a aidé pour le Voyage d'hiver.
Vous chantez même le tango, quelle inspiration y trouvez-vous ?
Chanter dans un autre style et dans sa langue maternelle permet de construire un naturel et de retrouver ses premières émotions d'enfance. J'ai beaucoup étudié l'histoire du tango, il m'apporte beaucoup pour le lyrique : utiliser mon instrument d'une autre manière, construire une interprétation sans le placement lyrique. J'y ai aussi travaillé le mezza voce et le pianissimo. La musicalité également, qui n'est pas écrite mais vivante, improvisée, spontanée en s'écoutant avec les instrumentistes. C'est important d'avoir cette écoute et ce swing sur un plateau d'opéra.
Votre saison revient à Mozart, avec un programme autour du Requiem à Versailles en mars 2018, qu'attendez-vous de ce concert ?
J'ai envie de faire ce concert avec Raphaël Pichon, un chef qui m'a profondément marqué dès notre rencontre pour le Dardanus de Rameau à Bordeaux, puis à Versailles et enregistré en DVD. Avec Raphaël, nous nous sommes tout de suite très bien entendus, nous avons le même âge, parlons le même langage. C'est un artiste très talentueux, musicien exceptionnel (chanteur à la base). C'est l'un des chefs avec lequel j'ai le plus de plaisir à travailler. Je sais donc que le concert avec lui va être passionnant.
Comment travaillez-vous cette œuvre ?
Vocalement, la basse a une phrase solo à chanter sur le Requiem de Mozart : le sublime Tuba mirum. Je ne peux donc pas l'aborder de manière opératique, le plus important est la musique d'ensemble, le Benedictus et le Recordare.
Vous sentez-vous plus libre en version de concert ou dans une mise en scène ?
Cela dépend de la mise en scène et du chef. Certains procurent une liberté immense, y compris durant un concert ou un requiem alors que des metteurs en scène ne laissent parfois pas de liberté scénique. Cela étant, l'expérience est différente durant un concert où l'on reste assis avant de chanter. Mais pour le Requiem de Mozart, il suffit de chanter la musique et alors l'interprétation se fait toute seule parce que l'ouvrage est très recherché. Mozart l'a écrit en souffrant, il est mort avant de l'achever, il avait peut-être même à l'esprit que ce Requiem serait joué pour sa propre mort. Je pense donc que le meilleur service que l'on puisse rendre à cette musique est de ne rien y ajouter. Il en va de même pour la sublime musique d'une Passion de Bach. Il suffit de phraser le texte, les génies compositeurs font le reste, même s'il y a des intentions à rendre. Ce n'est pas un rôle à interpréter, mais un texte à dire. Stylistiquement, c'est différent, mais techniquement je chante le requiem avec le même métier que Leporello.
Quels sont vos prochains rôles pour cette saison ?
Cette saison, je continue avec La Bohème à Baden-Baden dirigée par Teodor Currentzis. Ensuite je prends le rôle du Gouverneur dans Le Comte Ory avec Cecilia Bartoli à Zurich. Je chanterais ensuite dans Don Giovanni à Tel Aviv, mais en Don Giovanni et non pas Leporello, dans la production de Covent Garden où j'avais chanté Masetto. Tout de suite après le Requiem avec Raphaël Pichon, j'irai à Chicago pour la Messe en mi bémol de Schubert, ma troisième collaboration avec Riccardo Muti, un autre chef qui m'a beaucoup marqué. Plus tard dans la saison, je retournerai à Zurich pour prendre le rôle de Sénèque dans Le Couronnement de Poppée. Pour la saison suivante, je chanterai du Haendel, ou encore Le Turc en Italie de Rossini. Mon répertoire est vraiment Mozart, Rossini, ainsi que le baroque italien et français.
Quels sont les rôles que vous envisagez d'ici quelques années ?
Je suis très heureux de chanter Mozart et Rossini, je pense continuer à travailler ce répertoire les cinq ou dix prochaines années. Puis, mon rêve serait d'arriver à chanter du Verdi, d'abord ses premiers opéras (I Lombardi, Ernani, Attila). Bien sûr je rêve aussi de Boris Godounov, du Château de Barbe-bleue, même de Wozzeck.
Vous semblez également passionné par la mise en scène, pensez-vous ajouter cette corde à votre arc ?
J'ai toujours été intéressé par la mise en scène, dès les débuts de ma carrière à Buenos Aires à 18 ans. J'y ai créé une petite compagnie pour monter mes propres spectacles avec mes amis chanteurs de la troupe lyrique du Théâtre Colon. Nous faisions des extraits d'opéra avec piano, dans une dramaturgie originale, une sorte de pastiche que j'écrivais. Comme ma carrière de chanteur m'a demandé plus de temps, j'ai laissé la mise en scène de côté. L'année dernière, l'envie m'est revenue et le compositeur Tomas Bordalejo m'a demandé de rédiger un livret pour le présenter durant une compétition d'opéra de poche présidée par Péter Eötvös au Budapest Music Center. Je ne me sentais pas à la hauteur mais il m'a convaincu et nous avons été choisis. J'ai donc voyagé à Budapest ce 15 septembre 2017 pour voir la première ! Tout de suite après, j'ai écrit un deuxième livret et ces deux petits opéras composent un ensemble d'une heure. Nous avons pour projet de le monter à Paris et j'en ferais la mise en scène. Justement, l'une des premières personnes à s'intéresser à ce projet a été Jean-François Sivadier.