Plongée au cœur de l’enregistrement de La Princesse Jaune à Toulouse
Malgré la crise qui touche rudement le monde de la culture, le Palazzetto Bru Zane poursuit son travail de redécouverte du répertoire romantique français du XIXème siècle, et en particulier de l’œuvre de Saint-Saëns qu’il place cette saison au cœur de ses études en cette année commémorant le centenaire de sa disparition.
Le chef Leo Hussain et le Directeur artistique du Palazzetto Bru Zane Alexandre Dratwicki sculptent la musique par petites touches presqu’imperceptibles dans une coopération où chacun a sa place et complémente (et complimente) l’autre. Mille précautions sont prises, dans un dialogue mélangeant le français et l’anglais, pour que chaque artiste se sente bien et soit au meilleur de son art. L’humour est ainsi régulièrement convié pour faire passer des messages : « Les "on" doivent bien être prononcés "on" : c’est dans ton contrat, article 38 » ou « Cet accent doit sonner comme un hoquet : buvez une demi-bouteille et il sortira parfaitement ».
Chaque artiste est encouragé (« C’était déjà très bien mais on va le refaire pour que ce soit encore mieux ») et reçoit son lot d’éloges (« Ton phrasé est très beau, très intelligent »). Ce qui n’empêche pas Alexandre Dratwicki de se montrer parfois plus incisif : « Tu lâches le texte : donnes-nous des "m" et des "g". Sur ce passage, on entend du japonais alors que c’est du français », avant de couper court malicieusement aux contre-propositions des interprètes : « Faites comme vous voulez, mais faites comme je vous dis ». Des heures durant, Alexandre Dratwicki fait la chasse aux défauts de diction, aux accents mal positionnés, aux nasales pas assez précises, aux "r" pas assez roulés, bref, à tout ce qui nuit à la compréhension du texte (« Accentue le "g" de "Ming", sinon on ne comprend pas le prénom » ou « Tu as un vers très compliqué : il faut être très précis dans la diction de "Je veux que l'essaim de mes tentes", sinon on comprend complètement autre chose ! »).
Le chef veille quant à lui à l’exactitude de l’interprétation musicale (« les deux croches ne sont pas assez resserrées : on perd l’élan » ou « « mesure 38, évite de respirer sans quoi tu réattaques en retard ») et dirige le travail de recherche (« il est interdit de s’excuser », lance-t-il pour encourager les prises de risque et dédramatiser les éventuels ratés qui en découlent) permettant de mettre chaque note en valeur. Son rôle consiste à choisir les tempi sans mettre les interprètes en danger (« Je sais que ce tempo n’est pas confortable pour toi, mais essayons pour voir ce que ça donne », avant de lever son pouce d’un air satisfait après quelques mesure : « C’est beaucoup plus beau comme ça »), veiller aux équilibres de chaque nuance, dans un dialogue constant avec le Directeur artistique et Jiri Heger à la direction du son.
Pour l’occasion étaient réunis à Toulouse, dans la très belle salle de la Halle aux Grains, une équipe de chanteurs habitués de ce répertoire. Les Mélodies persanes sont ainsi servies par Eléonore Pancrazi, au chant énergique et nuancé dans d’ardentes intentions, s’appuyant sur des graves solides et des aigus puissants et colorés. Anaïs Constans chante sa mélodie d’une voix pure, éthérée, modulant son vibrato dans un phrasé long et subtil, mélancolique et profond. Axelle Fanyo, qui tricote en attendant d’être conviée à chanter, se lance ensuite dans sa mélodie d’une voix capiteuse au timbre clair. Elle embrasse le rythme chaloupé de la partition, faisant chanter les mots d’une diction distinguée. Artavazd Sargsyan chante d’une voix riche en timbre et dont la couverture génère un chaud velouté. Jérôme Boutillier ciselle les longues phrases de sa mélodie avec nuance, d’une voix ténébreuse. Enfin, Philippe Estèphe chante avec autorité ou douceur selon les passages, d’une voix assurée au timbre brillant.
Pour La Princesse jaune, Mathias Vidal interprète Kornélis. Son attitude spectaculaire, la main tendue en avant, le corps arqué, témoigne des intentions qu’il incorpore à son chant. Celui-ci est ainsi éloquent et intense, y compris dans les passages plus doux ou dans son impressionnant aigu final passé en voix mixte. Si les transitions entre les registres se font avec fluidité, les changements de couverture vocale déstabilisent parfois la ligne. Judith van Wanroij ne s’en laisse pas compter en Léna (son amante). Sa voix ronde et légèrement sucrée se détache avec délicatesse, suspendue aux gestes de ses mains, qui miment chaque son et articulent chaque mot. Anaïs Constans prête également sa voix pure dans un duo japonisant accompagné d’un glockenspiel inspirant.
L’Orchestre national du Capitole de Toulouse répond à chaque demande, comprenant d’un mot, d’un geste les remarques qui lui sont adressées et les corrigeant sans concertation. La musique est plus proche dans le catalogue du compositeur de la subtilité de Proserpine ou du Timbre d’argent que de la puissance d’un Samson et Dalila. Les violons forment un virevoltant tapis sonore sur lequel s’appuient des vents solennels ou une harpe gracieuse participant de l’exotisme de la partition.
L’œuvre est travaillée par segments, dans le désordre pour optimiser la présence des musiciens. Après chaque prise, un silence musical laisse entendre les dernières résonnances. Plusieurs prises sont effectuées pour chaque passage de la partition : reste à attendre la sortie du livre-disque pour découvrir les choix qui auront été faits, ainsi que l’œuvre intégrale.