Anna Bonitatibus En Travesti
Ces airs de travestis, aussi appelés "en pantalon" car les femmes s'y habillent et chantent comme des garçons, sont souvent réservés à des voix légères et fluettes, capables d'assumer la virtuosité des ornements dans l'aigu. Mais par cet album, la mezzo-soprano italienne Anna Bonitatibus rappelle et rend hommage aux larges voix qui ont donné du caractère jusqu'au sommet de leur carrière à ces rôles.
Dans un tel répertoire, l'agilité sur les vocalises doit être totale. Elle touche ici à l'aisance : la voix colore la ligne par de nombreux ornements tout en conservant sa puissance. Seuls ses sauts vers l'aigu sont serrés, mais les mouvements conjoints sont bien embras(s)és, dès Radamisto composé par Haendel (avec l'air "Ferite, uccidete, oh numi del ciel").
Le mouvement animé, frétillant, sait aussi s'alanguir dès la deuxième piste, en conservant sa pleine vitalité au long des 11 minutes (avec de longs passages repris) de "Gelido in ogni vena" composé par Vivaldi dans Farnace. Les souples contre-temps et relais descendants des cordes offrent un tapis à la voix qui s'affine en un filin très vibré jusqu'à n'être plus qu'un souffle de stupeur (comme les archets finissent par effleurer les cordes).
Nouveau changement dès la piste suivante, avec une étrange familiarité qui plait mais interroge dès les premières notes. Il est en effet plaisant de reconnaître "Voi, che sapete", le célèbre air de Chérubin dans Les Noces de Figaro, évidemment incontournable dans un album sur les rôles travestis, d'autant que cette version plaît par un orchestre coloré (un autre beau Chérubin orchestral reviendra vers la fin de l'album : celui qui donne son titre à un opéra de Massenet). Mais la version interroge par une voix décidément large et dramatique pour ce registre, d'autant que la mezzo renforce encore la rondeur du son, la rapidité du vibrato et plonge dans d'intenses soupirs. Ce sont en somme le principe et le caractère de l'interprète déjà poussés au paroxysme. Mais l'album sait s'appuyer sur ce lyrisme et en fournir la richesse, jusque dans les grands accents et même dans la douceur, à l'Orchestre de la radio de Munich.
Le quatrième air va encore plus avant dans l'histoire des rôles travestis avec le Tancredi de Rossini ("Oh patria! dolce, e ingrata patria!") qui ressemble presque à un air Verdien avec sa ba(l)lade d'orchestre qui porte bientôt vers une cadence virtuose. La tradition des rôles en pantalon a certes marqué l'époque baroque (du fait de la rareté des femmes sur les scènes d'opéra), mais elle a également perduré à travers la période classique de Mozart, puis le romantisme et jusqu'à la musique contemporaine : le disque se poursuit ainsi de manière chronologique, jusqu'en 1980.
En 1830, Bellini compose Les Capulet et les Montaigu d'après la légendaire pièce de Shakespeare. Anna Bonitatibus interprète bien entendu le rôle masculin de Roméo, chantant "Tu sola, o mia Giulietta" avec intensité et longueur de souffle permettant de concentrer le timbre au fil des phrases (bientôt accompagnées par un orchestre aux exhalaisons assurées et délicates).
L'orchestre toujours bien tenu s'envole soudain sur la rondeur et l'air mutin d'Urbain (page de la reine dans Les Huguenots de Meyerbeer). La mélodie inaugure ainsi le répertoire en français, fort bien chanté (ne pêchant que légèrement sur les sons "ou" et pas même sur toutes les nasales mais certes sur les "un"). Après un air italien étonnamment placé là tel un interlude (le jeune cavalier Armando di Gondi moqueur dans l'opéra Maria di Rohan de Donizetti), elle incarne l'Orphée d'Eurydice, et son air de bravoure composé par Gluck "Qu'entends-je ? Qu'a-t-il dit ?"
L'investissement et les moyens vocaux portent à un certain excès d'ornements avec le lyrisme de Nicklausse dans Les Contes d'Hoffmann : "Vois sous l'archet frémissant", « l'amour vainqueur. Poè-è-ète donne tooon cœur ». Toutefois, la fin de l'album résume les qualités de son interprète principale d'abord avec "O pallida, che un giorno mi guardasti" (rappelant que Pietro Mascagni n'a pas seulement composé Cavalleria Rusticana mais aussi, entre autres, L'Amico Fritz). Le grondement d'une timbale se marie au souffle d'une flûte, puis à celui des chœurs, dans l'immense beauté et douceur du Manon Lescaut de Puccini ("Sulla vetta tu del monte"). Toujours sur la finesse d'une flûte, avec cette fois le pépiement d'un hautbois et la longueur étirée des cors et des cordes graves, Bonitatibus rend hommage au rôle d'Octavian dans Le Chevalier à la rose de Strauss ("Wie du warst! Wie du bist!"), une grande douceur portée de l'allemand vers le français, L'enfant et les sortilèges de Ravel.
Le travestissement atteint même un troisième degré pour conclure l’album : alors que les rôles en travesti sont ceux de femmes interprétant des personnages masculins, ici, Anna Bonitatibus interprète l'air de Victor qui se déguise en Victoria Grant (extrait de Victor Victoria, adaptation en comédie musicale datant de 1995 du film réalisé par Blake Edwards en 1982, lui-même remake du film allemand Viktor und Viktoria de Reinhold Schünzel, sorti en 1933).
Comme le dit Shakespeare en 1599 dans le célèbre passage d'As you like it (Comme il vous plaira) qui devint la devise de son Globe Theatre : "All the world's a stage, And all the men and women merely players; They have their exits and their entrances, And one man in his time plays many parts" (Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles).