Berenice, che fai ? par Lea Desandre, Natalie Pérez et Chantal Santon Jeffery
David Stern et son ensemble lyrique avec orchestre d’instruments anciens Opera Fuoco poursuivent leur étude autour de « l’interaction symbiotique entre musique et livret » en proposant dans ce nouvel enregistrement un programme centré autour de la scène de folie de Berenice dont les vers sont signés Pietro Trapassi (1698-1782), dit Metastasio, poète officiel de la cour viennoise. Nombreux sont les compositeurs qui furent inspirés par ce texte rempli de passion désespérée, telle une des élèves de ce grand librettiste, Marianna Martines (1744-1812), qui fut également la logeuse du jeune Joseph Haydn (1732-1809) à Vienne, lui aussi auteur d’une célèbre Scena di Berenice, créée à Londres en 1795. Les douleurs expressives de la reine d’Égypte Bérénice furent donc très certainement le sujet de soirées musicales dans le salon de Marianna Martines, la GrosserMichaelerhaus encore visible aujourd’hui. Car avant même Métastase, le sujet inspira des compositeurs tels Johann Christian Bach, Antonio Mazzoni, Wolfgang A. Mozart ou Johann Adolf Hasse. David Stern propose donc une exploration de différentes interprétations créatrices d’une même scène de folie tout en redécouvrant l’époque foisonnante de la Vienne au XVIIIe siècle. Ayant à cœur de travailler avec de jeunes et talentueuses voix, David Stern s’est entouré de trois chanteuses pour cet enregistrement : la mezzo-soprano Lea Desandre et les sopranos Chantal Santon-Jeffery et Natalie Pérez.
L’exploration débute avec la version la plus connue de la Scena di Berenice, celle de Haydn, interprétée par Lea Desandre. La qualité de la prise de son est de suite marquante, puisque l’on peut entendre les musiciens se préparer juste avant le départ, n’aidant pas à s’immerger dans une qualité d’écoute optimale qu’un vrai silence aurait permis. L'auditeur est aussi marqué par une réverbération un peu trop grande qui fait penser à une salle de spectacle un peu vide. De plus, les fréquences aiguës semblent être davantage mises en avant que celles basses : cet équilibre sert très certainement la prise de son de la voix qui gagne en luminosité, mais elle devient dérangeante pour l’écoute des instruments au timbre un peu nasillard comme celui du hautbois, qui ne peut laisser apprécier justement ses belles mélodies. Globalement, le son de l’orchestre paraît donc un peu brillant et lumineux, au risque d’être parfois un rien acide, surtout avec la présence appuyée du clavecin. Ce son doit être le fruit d’une recherche d’authenticité d’époque, par l’utilisation d’instruments anciens qui sonnent parfois un peu âpres. Au-delà du son, l’interprétation de l’orchestre est vive, voire nerveuse – ce qui se justifie très bien par cette scène de folie. La voix de Lea Desandre est toujours belle, à la fois douce et pleine de caractère, les aigus sont agréables et les phrasés bien menés. Un tout petit peu moins de cordes aurait permis d'apprécier davantage cette voix. Dans l’air de Bérénice « Confusa, smarrita » extrait de Catone in Utica de Johann Christian Bach, la prise de son ne permet toujours pas d’apprécier les instruments aigus des bois, comme les flûtes ou les hautbois. Les respirations du chef commencent aussi à se faire entendre , lui qui veut certainement insuffler des impulsions et une énergie à ses musiciens. Cependant, elles semblent parfois hors du discours musical ou non suivies (ou non ressenties) par les instrumentistes. L’interprétation de Natalie Pérez est jolie et bien accompagnée, malgré un clavecin toujours un peu trop présent.
Dans la scène de Bérénice extraite d’Antigono de Marianna Martines, Chantal Santon-Jeffery fait preuve de dramatisme dès le récitatif, aidée par un orchestre très actif. La chanteuse incarne sans exagération un personnage qui semble perdu parmi tous ses sentiments et ce tumulte qui l’angoisse. La soprano est à l’aise dans toute sa tessiture, particulièrement les aigus qui sonnent avec facilité. On aurait apprécié entendre davantage les basses qui créent un mouvement – un rien trop sur le temps et régulier : le caractère de la scène aurait été plus patent s’ils donnaient l’impression d’avancer plus. C’est même davantage que cela : tout l’orchestre semble s'imposer un respect scrupuleux du rythme et de la régularité. En effet, aucun instrumentiste ne semble faire défaut de précision rythmique et chacun de leur phrasé semble pensé et travaillé. Mais l’interprétation en perd donc sa spontanéité et le discours une certaine fluidité. Il est toujours dommage de ne pas pouvoir profiter des effets de contrastes et de surprises de l’orchestre, pourtant bien réussis, les respirations du chef y préparant l’auditeur. D’ailleurs, ces respirations, au fil de l’enregistrement, en deviennent parfois fort gênantes. L’interprétation de la scène n’en reste pas moins appréciable.
L’exploration des diverses inspirations à partir d’un même texte continue avec la scène extraite d’Antigono d’Antonio Mazzoni, avec pour soliste Natalie Pérez. Malgré un orchestre un peu lourd et manquant de clarté dans le récitatif « A Berenice », la soprano garde une voix ronde et une certaine légèreté dans son phrasé. L’orchestre est plus en accord avec son discours dans l’air « Non partir bell’idol moi » où elle fait preuve de très jolies vocalises et montre une aisance dans toute sa tessiture. Il faut saluer le jeu des cors, très précis et justes, ce qui est pourtant loin d’être évident et facile pour ces instruments d’époque.
Mozart a composé la seule scène A Berenice, à l’occasion des célébrations de l’anniversaire de l’archevêque de Salzbourg, Sigismund von Schrattenbach, en 1767. L’interprétation de Chantal Santon-Jeffery est toujours aussi belle, forte d’une diction excellente, d’une voix homogène qui semble toujours naturelle. On sent aussi une attention particulière à la justesse, qui ne fait jamais défaut. L’interprétation instrumentale ne paraît néanmoins pas à la hauteur : les cordes manquent de mordant, les violons sont trop présents, les basses paraissent brouillonnes. Il y a comme un déséquilibre qui fait entendre beaucoup de choses sans que l’on puisse vraiment les déterminer distinctement. Se distingue toutefois le clavecin, qui improvise son continuo de manière indépendante, sans paraître se soucier des autres instruments de la basse continue. Si le clavecin était seul comme basse, il serait excellent : il répond avec malice aux violons ou accompagne mélodieusement la soliste. Malheureusement, cette présence détourne trop facilement l’attention de la chanteuse, qui mérite pourtant toute l'ouïe de l’auditeur – surtout si le texte du livret est considéré comme une priorité dans l’art lyrique, comme il l’est présenté ici. Malgré tout, la fin ne perd pas en éclat.
David Stern offre une pause instrumentale avec la Sinfonia d’ouverture de l’Antigono de Johann Adolf Hasse. Les instrumentistes se montrent très ensemble, leur équilibre est très propre, les basses avancent comme on le souhaiterait, les cors n’ont rien perdu de leur superbe et le claveciniste « soliste » n’est plus du tout dérangeant. Ils font preuve d’effets de contraste et de nuances réussis et leurs propositions musicales interpellent toujours l’attention de l’auditeur. Après le joli Andantino dont l’attention est (encore) perturbée par les impulsions et les souffles du chef, qui indéniablement nuisent au confort d’écoute, l’Allegro di molto de forme rondo (couplet-refrain) est une très agréable danse à trois temps. Suit évidemment la Scena di Berenice par Lea Desandre. Celle-ci fait entendre un certain dramatisme et une attention toute particulière au texte. Dans l’air, l’orchestre se veut assurément attentif au chant de la mezzo-soprano, sans y parvenir toujours. Pourtant, les phrasés de la chanteuse sont toujours bien gérés, avec des silences remplis d’expressivité et des tenues qui semblent suspendre le temps.
L’interprétation de ces scènes de Berenice est forte d’artistes solistes de grande qualité et les instrumentistes ne manquent certainement pas non plus de talent. Toutefois, David Stern semble en faire trop dans sa direction, ce qui empêche souvent une bonne fluidité du discours musical, qui se veut parfaite, voire intellectuelle autour de cette question d’interaction entre livret et musique. Pourtant, si cette interaction est réelle et bien faite, elle possède très certainement un souffle naturel, une intensité spontanée, un registre expressif évident – comme semble le présenter le chef lui-même. Si cette musique « brûle d’être exprimée », il ne faut sans doute pas vouloir tant la maîtriser au risque de l’étouffer dans un bel âtre malheureusement trop petit.