Pelléas et Mélisande par Benjamin Lazar : « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt »
Dans ce Pelléas et Mélisande mis en scène par Benjamin Lazar à l'Opéra de Malmö en 2016 et publié par BelAir Classiques, les personnages sont tous et tout le temps dans la forêt sombre. La végétation envahit le plateau pour ne jamais le quitter et les âmes errent, uniquement éclairées sur un petit périmètre. Les meubles, les lits sont parmi les arbres, ils en prennent même la mousse comme si la nature était en train de tout recouvrir.
Dans cette forêt dévorante, les personnages s'accrochent à leur identité, très marquée par des vêtements extrêmement typés (tout comme leurs voix). Les costumes ont chacun leur sens, chacun en lien avec le personnage qu'il habille de manière assez littérale, mais sans aucun rapport entre eux. Ce choix est le premier élément visible d'une mise en scène dans laquelle chaque personnage est un archétype, dans son jeu comme dans son ressenti et son apparence. Pelléas incarne la candeur, Mélisande l'égarement, Golaud la jalousie, Yniold la vitalité innocente.
Golaud entre le premier, habillé en chasseur, avec un fusil et une lampe torche pour tenter de s'éclairer dans la forêt (et dans son existence). Balayant le plateau, il en dévoile les feuillages et la toute petite chose tremblante qu'est Mélisande. La voix de Laurent Alvaro est chaude, ronde, sourde en début de phrase avant de s'élargir. Comme ses trois collègues francophones, sa prononciation et sa diction sont excellentes et pour sa part, le rythme et l'intention sont faits de noblesse puis de courroux lorsqu'il se sent trahi. Outre le fait qu'il revête alors un Perfecto en cuir, ouvert sur un Marcel blanc, il déploie une noirceur vocale qu'il accompagne de terrifiants rictus exagérés par les gros plans de la caméra (ce qui taille certes un caractère mais dépareille tout de même avec le registre de cet opus).

Le contraste ne saurait être plus absolu entre ce bad boy et le Pelléas de Marc Mauillon, garçon sage comme une image, qui enchaîne les tenues les plus classiques et les sourires ravis de premier communiant. Il est difficile de prendre au sérieux ce jeune garçon modèle, mais "modèle" est heureusement l'adjectif qui qualifie également la qualité de son chant français. D'autant que sa candeur et douceur vocale deviennent félicité en présence de Mélisande. Il sait illuminer son chant, jusqu'à la grâce emportée lorsqu'elle lui rend sa déclaration d'amour. L'emportement de la passion le dépasse certes à ce moment et la voix échappe légèrement au contrôle absolu qui sculptait ses harmoniques, mais le caractère le mérite presque.

Vient alors le moment où Pelléas et Mélisande semblent enfin sortir de la forêt et de l'obscurité, s'embrassant, inondés de lumières, mais Golaud veille dans l'ombre, il s'approche et poignarde son frère Pelléas. La lumière s'éteint et seul un landau gris sortira de la neige, poussé par des femmes tout en noir (l'enfant de Mélisande, seule échappée de faible lumière pour ce drame et ce plateau).

Jenny Daviet incarne Mélisande, petite chose blessée, frigorifiée, d'abord seulement vêtue d'un manteau masculin : de celui qui lui a fait tant de mal et dont elle refuse absolument qu'on repêche la couronne. Les changements de costume et de coiffure de Mélisande suivent les enjeux de l'œuvre mais aussi la mode la plus flashy des années 1960. D'abord cheveux en bataille, sa coiffure se discipline sous un serre-tête, comme la fille se renferme dans l'union de raison avec Golaud. Ses cheveux et son cœur se détachent lorsqu'elle se rapproche de Pelléas. La tenue stricte devient une légère robe jaune. Sa voix est en parfaite harmonie avec le personnage, tel qu'écrit par Debussy et pensé dans cette mise en scène : elle en montre toute la dimension frêle et fragile, mais précisément par une technique assurée.

Dans cette mise en scène qui pense son plateau en détails foisonnants, comme ses acteurs, le petit Yniold est présent durant tout l'opéra, jouant dans un coin, offrant un monde d'enfant et une vitalité qui sera la seule issue possible à une fin tragique, le seul chemin pour sortir d'une forêt obscure. L'enfant rêveur s'amuse de différents jouets, mais la chanteuse Julie Mathevet rappelle le drame et le traumatisme ambiants, par sa voix sombre et assourdie en gorge. Si elle n'a rien d'un petit garçon dans les graves, elle sait doucement zozoter dans les phrases plus rapides et affiner les aigus.

À côté de ce quatuor français à la merveilleuse prononciation, le trio non-francophone rend tristement utile l'option permettant d'afficher les sous-titres français de cet opéra en français. Arkel et Geneviève campent un vieux couple de dandys décatis. La mère de Golaud et Pelléas donne ses gouttes au vieux roi d'Allemonde, tremblant, aveugle et le visage décharné. Mais, cette fébrilité n'est nullement au chant de Stephen Bronk. C'est là une belle illustration du miracle de l'opéra qui donne à un roi (comme à la Traviata, ou Mimi) une voix, malgré un corps chancelant. Geneviève (Emma Lyren) est une voyante avec bijoux variés, foulard, cape orange. Sa ligne est trop dramatique pour le style mais elle donne certes du drame aux graves et accroche bien les aigus (en précipitant hélas ses transitions). Le Médecin et Berger prennent l'imposant accent britannique de Stefano Olcese, mais cela donne une noblesse tout à fait seyante aux personnages et à la voix d'une régularité comparable à sa douce amplitude.

Sous la direction précise et ample de Maxime Pascal, loin de tout côté clinique mais tenu dans ses emportements, l'Orchestre de l’Opéra de Malmö déploie une remarquable identité à chaque pupitre dans un ensemble large et parfois dramatique mais dont le rythme suit la prosodie du chant (hormis les intermèdes musicaux, qui s'écoutent beaucoup eux-mêmes).
Le Roi Arkel ne retrouve la force vitale de se lever que pour rendre un dernier hommage à Mélisande, dont la tête repose une souche, le corps presque couvert par les herbes. L'héroïne sacrifiée finit par sombrer, littéralement ensevelie sous les fougères et la mousse. La forêt qui l'avait fait naître la reprend à elle et recouvre tout, tandis que la lumière s'éteint sur le plateau et le petit Yniold qui prend le petit bébé dans ses bras.
