Philippe Jordan : master-class à Paris
Philippe Jordan ne prend pas le temps de s'ennuyer ! Il consacre ainsi l'une de ses rares soirées de repos à une passionnante master-class, alors qu'il dirige en ce moment les productions qui alternent à Bastille (notre compte-rendu de Lohengrin avec Jonas Kaufmann est ici, celui avec Stuart Skelton est là) et à Garnier (relisez l'article sur Cosi fan tutte), enchaînant ainsi 20 représentations en un mois (parfois trois spectacles en trois soirées, cinq en six jours) et, moins d'une semaine après ce marathon parisien en fin de mois, il prendra déjà le chemin de Vienne pour une nouvelle intégrale des symphonies de Beethoven, entrecoupée de Bach, Bartók, Bernstein ou encore Gershwin.
Le directeur musical de l'Opéra de Paris aime visiblement l'exercice de la master-class. En 2015, Philippe Jordan avait ainsi offert par deux fois à l'institution parisienne ces séances où le maître fait profiter de son enseignement au public ainsi qu'à de jeunes artistes (l'exercice est d'autant plus pertinent à l'Opéra de Paris qui a fondé une Académie lyrique (récemment appréciée dans Owen Wingrave) pour mettre le pied à l'étrier professionnel des chanteurs mais aussi des autres métiers de l'Opéra, notamment des pianistes-chefs de chant pour lesquels Jordan est un modèle-mentor). Après une master-class d'ouverture au public dans le cadre de l'événement "Tous à l'opéra !" en mai, une autre séance avait eu lieu en novembre, consacrée à l'opéra allemand avec certains passages des Noces de Figaro de Mozart et du Tannhäuser de Wagner. En digne Suisse et incarnation de la culture européenne, Jordan décide d'offrir en ce 3 février une master-class dans la langue de Molière, sur un programme français, et même du plus français des compositeurs allemands : Jacques Offenbach. Selon une logique imparable, les quatre airs sont extraits des Contes d'Hoffmann donnés à Bastille il y a trois mois (notre compte-rendu est ici).
Rigoletto par Claus Guth et l'Académie de l'Opéra national de Paris en mai 2016, avec notamment la soprano Adriana Gonzalez
Le public conçoit certainement l'organisation d'une master-class de chanteur, de pianiste, voire de chef d'orchestre face à un interprète de sa propre discipline, mais en quoi consiste une classe de maître d'un directeur musical face à un pianiste-chef de chant et un chanteur ? Philippe Jordan explique d'emblée son rôle au public qui remplit les travées de l'Amphithéâtre Bastille : il s'agira de montrer son travail, son rapport avec le chanteur et le pianiste, ses conseils d'interprétation et un partage de sa vision. Dans son français parfait, avec quelques pointes flamandes dans des consonnes chuintantes, il invite les chanteurs à prendre des risques, forcer le trait, explorer et expérimenter sous le regard bienveillant de l'auditoire. Jordan laisse les chanteurs présenter leurs airs, ponctuant simplement quelques respirations de conseils, et plus souvent encore jouant le texte. Attablé devant la partition et les musiciens, il sait apporter les précisions techniques aussi bien que les considérations esthétiques tout en laissant les artistes proposer une interprétation.
Philippe Jordan (© Philippe Gontier / OnP)
En compagnie du pianiste Ben-San Lau, le ténor Jean-François Marras interprète le rôle d'Hoffmann, sa chanson de Kleinzach dans le Prologue : "Il était une fois à la cour d'Eisenach". Son timbre et sa projection portent déjà vers le drame, bien que sa voix soit encore tendue et assourdie (mais adaptée en volume à l'Amphithéâtre).
La master-class prend l'agréable tournure d'une discussion esthétique et musicologique, traitant de la forme Ballade ou encore des correspondances entre Hoffmann et Schumann. À mesure que les morceaux progressent, les doigts de Jordan s'éveillent en un tressaillement, son bras s'anime : le chef qui ne sommeillait jamais vraiment en lui surgit tout à fait et il en vient naturellement à diriger chanteur et pianiste comme son orchestre et plateau vocal.
Yoan Héreau accompagne ensuite la soprano Pauline Texier, qui pose d'emblée un lirico spinto (lyrique appuyé) avec un amplissime vibrato. Minaudant avec charme dans la chanson d'Olympia "Les oiseaux dans la charmille", le souffle lui manque quelque peu, ce qui la contraint à interrompre certaines phrases. Cela ne l'empêche nullement de faire montre de ses vocalises aiguës d'horlogère et de rossignol. Jordan insiste sur la froideur mécanique de l'automate Olympia, recommandant un départ en notes droites et tranchées. Il sait apporter ses conseils avec une pointe d'humour, toujours bienveillant et jamais moqueur ou cassant, ce qui ravit le public : il recommande ainsi d'éviter le vibrato "chauve-souris" ou le lapin Duracell qui perdrait de sa batterie en fin de phrase. Les remarques vont jusque dans l'infime détail d'une note : certes, ce n'est pas en soi une surprise que de constater combien l'ouïe d'un tel musicien est fine, mais c'est toujours un étonnement ébaubissant que de voir le chef corriger un demi-ton perdu dans l'harmonie d'un mouvement rapide (la partition contenait une erreur que Jordan corrige lui-même d'oreille !). Le détail est aussi celui de l'articulation et de la prononciation : le chef demande davantage d'air après un son k', règle la longueur d'un m, d'un l, la hauteur d'un trille, les marcato (notes détachées, marquées), lourés (notes liées et appuyées) et chacun des gestes vocaux ou pianistiques. Le public est ainsi immergé avec délices dans les secrets d'un travail passionné entre le chef et ses interprètes. Les indications du Maestro sont toujours des encouragements constructifs, empathiques et passionnés, sans l'ombre d'un ton professoral.
Philippe Jordan (© Philippe Gontier / OnP)
Le baryton-basse Mikhail Timoshenko travaille ensuite le rôle Dapertutto et son air "Scintille diamant", accompagné de Thibaud Epp. Un pas en avant, le bassin antéversé vers l'arrière, un sourcil froncé et levant ses mains l'une après l'autre dans un infini mouvement de récolte, il rend avec implication et application ce rôle diabolique ainsi que les recommandations de Jordan. Celui-ci multiplie les références musicales pour inspirer le jeune interprète, notamment le legato de Fischer-Dieskau en Wolfram (dans Tannhäuser de Wagner).
Mikhail Timoshenko endosse ensuite le rôle du Docteur Miracle, pour le Trio de l'Acte II "Tu ne chanteras plus" avec Adriana Gonzalez (Antonia) et la mezzo Emanuela Pascu (Mère d'Antonia) accompagnés par Federico Tibone. D'un lyrisme intime, la voix soprano d'Adriana Gonzalez est parfaitement sûre de ses notes, nuances et intentions. La mezzo Emanuela Pascu est un choc absolu. On croirait qu'elle s'est trompée en entrant dans l'Opéra Bastille : qu'elle a descendu les escaliers alors que sa voix expressive et puissante est attendue en haut, dans la grande salle.
La classe s'achève dans des applaudissements, bravos et saluts dignes d'une grande soirée d'Opéra.
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