Chant, Musique et Danse : Cosi fan tutte en 3 Dimensions à Garnier
Les lignes des voix et des corps se correspondent : les danseurs se meuvent exactement en même temps que leur binôme chante, selon la même pulsation. Ce parti-pris souligne la dualité des caractères. Outre l’intérêt de voir ainsi couplées sur une même scène ces traditions artistiques qui définissent l’Opéra national de Paris, ce principe permet au danseur d’illustrer physiquement le propos du chanteur, et réciproquement, le chant raconte la danse. Le glissement entre deux identités d’un même personnage résonne directement, et à chaque instant du spectacle, avec l’enjeu même de ce livret qui part du concept d’amour pur, pour glisser vers la réalité des infidélités frivoles. Or, cet écart est également au cœur du rapport entre texte et musique dans Cosi fan tutte : le livret de Da Ponte et la musique de Mozart se complètent, se commentent, mais aussi se contredisent. La danse vient s’intégrer à ces relations et les sublimer en une Trinité artistique signifiante (notre compte-rendu est là pour vous donner les pistes de réflexion sur ce travail, mais nous vous recommandons également de consulter le programme de ce spectacle, qui en souligne lui aussi les enjeux et l'intention).
Così fan tutte par Anne Teresa De Keersmaeker (© Anne Van Aerschot)
D’abord positionnés en demi-cercle face au public, les chanteurs et les danseurs se meuvent tous ensemble. Dans de souples transitions ponctuées de poses immobiles, ils penchent la tête, la tournent, arquent un genou, plient un bras, s’appuient sur un talon puis sur la pointe d’un pied, désaxent leur tronc, tombent presque, trébuchent. Chacun de ces gestes est signifiant : révélant une faiblesse, une brisure, un penchant, une inclination, un remord, un regret. Chaque chanteur reste ensuite relié à son danseur, mais leurs mouvements se différencient, se complètent, tout comme se répondent les lignes mélodiques de Mozart. Le spectateur associe immédiatement le chanteur à son danseur, grâce à de petites touches de couleur ou certaines coupes similaires de leurs costumes, mais au-delà, l’association des caractères vocaux et gestuels est perceptible par la riche complémentarité dans l’incarnation de chaque personnage. Les duos deviennent indissociables, séparés mais fusionnels, y compris dans cette scénographie complexe et complète qui écarte et rapproche les danseurs de leurs chanteurs, ainsi que les groupes métissés de compétences artistiques différentes (exactement comme Mozart joue des lignes et des ensembles). Le plateau d’un blanc immaculé laisse s’exprimer les voix et les corps. Cette éloquence aurait été entière si des panneaux de plexiglas n’avaient dû être rajoutés des deux côtés de la scène. Bien sûr, ces murs latéraux permettent d'éviter des échos intempestifs en faisant davantage rebondir les voix vers la salle, mais ils rompent la fluidité des sorties chorégraphiées et Frédéric Antoun vient même s’y cogner bruyamment.
Cette scénographie, qu’il convient d’appeler littéralement une “incarnation” des personnages (dans un corps autant que dans une voix) donne toute sa noble gravité et son sens à l’opéra. Les chanteurs s’autorisent toutefois des œillades, minauderies, r démesurément roulés et autres effets bouffons dont ils ont l’habitude dans les visions plus littérales de cet opéra, qui est aussi une farce de quiproquos.
Faire danser des chanteurs aurait pu sembler un pari risqué, a fortiori si les chanteurs doivent faire des mouvements similaires à ceux des danseurs. Mais les gestes demandés aux musiciens sont éloquents de simplicité (ce qui écarte le danger de voir les chanteurs défavorablement comparés aux danseurs). Les deux principales chanteuses parviennent même à esquisser des mouvements gracieux et elles en conservent l’esprit dans leur noble démarche à travers le plateau. Surtout, cette sensibilité dans le déplacement et le maintien apporte à leur voix des bénéfices infinis.
Philippe Sly et Michaël Pomero (Guglielmo), Frédéric Antoun et Julien Monty (Ferrando), Paulo Szot et Boštjan Antončič (Don Alfonso), Ginger Costa-Jackson et Marie Goudot (Despina) (© Anne Van Aerschot)
Frédéric Antoun chante Ferrando de sa voix solaire, concentrée avant de s’élargir (dans une couleur Sud-Américaine qui rayonne dans les sinus, bien qu’il soit originaire du Québec et qu’il ait étudié à Philadelphie). Hélas, il serre tout de même le gosier et il est à la limite de décrocher dans certains de ses aigus. Enfin, il paraît franchement engoncé et mal à l’aise dans les mouvements qui lui sont demandés. Dans son duo et son air final, il retrouve toutefois le velours de sa voix. Le danseur Julien Monty accompagne Frédéric Antoun en un Ferrando virevoltant, bondissant dans des entrechats, pirouettes et soubresauts. Philippe Sly campe un Guglielmo grave, assuré, qui résonne amplement à Garnier, même dans son aigu serré. Il s’implique visiblement au jeu des chorégraphies, se précipitant aux quatre coins du plateau, et notamment sur les jeunes danseuses. Don Alfonso a la voix dramatique et tonnante de Paulo Szot. Terrible et secoué de résonances dans les graves, il rage dans sa barbe (avec une intention sonore, magnifiée par les violentes volte-faces de son danseur Boštjan Antončič). Il sait aussi alléger le chant en une fluette voix d’enfant selon les besoins du texte.
Philippe Sly avec Michaël Pomero en fond de scène (Guglielmo) et Michèle Losier avec Samantha Van Wissen hors-champ (Dorabella) (© Anne Van Aerschot)
Jacquelyn Wagner doit reprendre son souffle pour chanter Fiordiligi (notamment dans la partie grave du registre où elle est presque couverte), mais elle offre un aigu assuré et coloré. En Dorabella, la mezzo-soprano Michèle Losier s’implique vocalement et dramatiquement. Sa tessiture manque d’assurance dans le grave, mais de ce fait, sa voix vibrante dans l’aigu s’harmonise avec Fiordilidgi. Ses soupirs ont la sensualité saccadée de sa danseuse Samantha Van Wissen. Ces quatre principales interprètes féminines offrent également un investissement remarquable dans les récitatifs, chantés, joués et dansés avec autant d’incarnation que le reste des airs. Chantant Despina, Ginger Costa-Jackson exagère des effets grand-guignolesques (avec clins d’œil appuyés, mains sur les côtes, roulements de pupilles et voix de canard), ce qui détonne dans une mise en scène épurée où le moindre mouvement du corps est significatif. Ce jeu entraîne toutefois une variété d’effets vocaux : son chant rit et se rit, grogne et minaude. Marie Goudot danse Despina, tournoyant avec une grâce tranchante (malgré un genou droit éraflé jusqu’au sang, trace et preuve de son engagement d’interprète et des répétitions appuyées).
Ginger Costa-Jackson et Paulo Szot / Marie Goudot et Boštjan Antončič : Despina et Don Alfonso (© Anne Van Aerschot)
Cette fois encore, Philippe Jordan déploie toutes les couleurs et l'architecture de l'Orchestre national de l’Opéra de Paris. D’un geste massif, il soulève la pompe des timbales et des cuivres, avant de se pencher subitement vers des bois feutrés (d’une agilité remarquable, touchant à la pièce de virtuose), l’ensemble chatoyant sur un frémissement des cordes. Les habitués de Mozart savent qu’il suffit de jouer correctement ce que le compositeur a inscrit sur la partition pour qu’il révèle son génie, mais il sort sublimé par une telle maîtrise des nuances franches, des contrastes nets, des univers déployés par chaque pupitre. Cette qualité admirable rend d’autant plus regrettables les décalages entre l’orchestre et les chanteurs. Pour ne pas perdre la pulsation mozartienne, Jordan reste implacable, refusant absolument de ralentir et laissant donc au chanteur la charge de récupérer les contradictions rythmiques entre la fosse et la scène.
Les bravos n’en fusent pas moins dès la dernière note de la partition et ils se prolongent lors des saluts. La mise en scène conserve sa cohérence et son idée initiale jusque dans ces saluts : les chanteurs et les danseurs viennent par binôme recevoir les applaudissements (on ne saura donc pas qui du chanteur ou du danseur est félicité à chaque passage). L’arrivée de Keersmaeker et de son équipe de mise en scène déclenche des huées, bien vite recouvertes d’une nuée de bravi sonores.
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