Dolce Vita : disque puissant et mélancolique de Jonas Kaufmann
Quelle ironie du sort que d'écouter le dernier album de Jonas Kaufmann, qui célèbre la Dolce Vita ! après toutes les turpitudes vécues par la star, réduite au silence mais qui s'apprête à faire son grand retour (nous vous avons relaté l'inquiétude autour de son état vocal ainsi que les soutiens qu'il reçoit par milliers). Cette ironie du sort devient déchirante mais avec une belle lueur d'espoir si l'on se replonge dans les déclarations de Kaufmann alors qu'il travaillait à cet opus :
« La musique ne sert pas qu'à faire sourire, elle fait réfléchir et comprendre les problèmes qui nous accompagnent tous. En exprimant cela dans une chanson, vous pouvez vivre avec, parce qu'il existe quelqu'un qui a mis la juste émotion et les bonnes paroles pour exprimer ce que vous ressentez. [...] Nous sommes davantage fascinés par ce qui va mal, plutôt que par ce qui va bien. Il n'y a donc pas beaucoup de chansons heureuses et réjouies à l'opéra. Mais dans ce disque, il y a les deux et même dans les moments les plus sombres, les Italiens trouvent un moyen d'ajouter un peu de sucre et de continuer à vivre heureux. »
C'est donc dans une ambiance très particulière que nous nous sommes plongés dans sa Dolce Vita.
Jonas Kaufmann (© Gregor Hohenberg / Sony Music)
Jonas Kaufmann est un habitué des enregistrements. Dès 1996, il a multiplié les captations d'opéras et de concerts en disque puis en DVD/Blu Ray. Il investit également le marché très porteur auprès du grand public des albums thématiques : Arias Romantiques en 2007, Nostalgie germanique en 2009, Arias Véristes en 2010 (qui résonne avec le dernier disque d'Anna Netrebko intitulé Verismo), un album Wagner et un Verdi en 2013, un autre compilant des airs de Puccini l'an dernier, après une incursion dans le monde des crooners l'année précédente avec You mean the world to me.
C'est le propre d'un album enregistré en studio et retravaillé longuement par l'informatique que de permettre des choses impossibles en live. Le disque autorise ainsi un "zoom" sur chaque détail et rend audible des pianissimi ou bien des articulations que même les meilleures places à l'opéra ne peuvent offrir. Cela étant, la prise de son effectuée par Sony classical impressionne tant elle est un oxymore : enregistré à la fois très près d'un chanteur précis (un modèle d'articulation expressive) et très loin d'un vaste son d'orchestre réverbéré (l'Orchestre du Teatro Massimo de Palerme dirigé par Asher Fisch). Les ingénieurs du son ont fait un travail littéralement incroyable : impossible en conditions réelles mais somptueux.
Jonas Kaufmann (© Julian Hargreaves / Sony Classical)
Dolce Vita est un recueil des plus grands tubes POPéra, le ton est donné dès le premier morceau : le légendaire Caruso, immense succès folk-opéra italien en hommage au légendaire ténor Enrico Caruso (1873-1921), composé en 1986 et qui a fait la fortune des aigus de Pavarotti. Puis, le ténor superstar interprète Mattinata, chanson composée en 1905 par Leoncavallo (connu pour son opéra Paillasse), justement en hommage à Caruso et qui fut la première commande de la Gramophone Company : en somme, le premier tube d'opéra fait pour le disque (puis pour les stades que remplissait Pavarotti). Dolce Vita est ainsi un hommage aux plus grands ténors de l'histoire, notamment à ceux qui ont popularisé le chant lyrique auprès d'un public universel. Vient le confirmer la chanson Un amore così grande (1976), composée par Guido Maria Ferilli et immortalisée par Mario Del Monaco, Claudio Villa, Luciano Pavarotti, ou encore Andrea Bocelli.
Les hits s'enchaînent ensuite, notamment Parla più piano, le thème d'amour tiré du film Le Parrain (1972) auquel Larry Kusik a ajouté des paroles italiennes. Notons d'ailleurs que Roberto Alagna enregistra cette chanson dans le même registre que Kaufmann, il y a quelques années (vous pouvez redécouvrir notre chronique de son dernier album Malèna, à cette adresse) et l'on dénombre également des versions en Sicilien, Espagnol ou Français (notamment chantée par Dalida). Autre grand classique inoubliable, Catari', Catari' (Core 'ngrato) que Kaufmann est habitué à chanter en concert. Tous ces petits bijoux d'un art opératique populaire permettent au chanteur de faire croître l'infinie douceur nostalgique de son timbre froncé jusqu'à des exhalations surpuissantes (le tout parfaitement accompagné par un orchestre tour à tour de douceur sanglotante, puis feu d'artifice). Point d'orgue de ce voyage en terre bien connue : Con te partirò immortalisée par Andrea Bocelli au Festival de chansons italiennes Sanremo en 1995 et l'une des chanson les plus vendues de l'histoire en France. La dernière chanson de l'album est quant à elle une surprise, mais dans le même registre : il s'agit d'Il Libro dell' Amore, version italienne de The Book Of Love, chanson indie pop américaine du groupe Magnetic Fields reprise par Peter Gabriel.
Jonas Kaufmann (© Gregor Hohenberg / Sony Music)
Sachant varier le propos, Jonas Kaufmann intercale des airs typiquement italiens avec leur ton sautillé (toujours articulé avec virtuosité et chanté sur un puissant ancrage), ou bien des ritournelles nostalgiques où le timbre mat du ténor, qui a tant fait parler, devient sépulcral. Le disque ne construit pas un propos sur le long terme mais enchaîne les tubes poignants. Vous pouvez activer la fonction aléatoire de votre lecteur : chaque piste de l'album doit pouvoir être ainsi écoutée et vendue à l'unité sur les plateformes de streaming (qui représentent désormais le mode majoritaire de consommation musicale). Le chant et l'orchestre sont totalement dans cet esprit et tout est immédiatement expressif. Kaufmann anticipe systématiquement ses montées tonitruantes dans l'aigu et met un voile mélancolique dès le début de ses ballades, tandis que l'orchestre fait éclater les coups assourdissants de cymbales juste après des portamenti (glissements entre deux notes) d'archets mielleux.
Jonas Kaufmann (© Gregor Hohenberg / Sony Music)
Dolce Vita ne fait pas dans la demi-mesure : il n'est que chantilly ou bien grain de café 100% Arabica (vous pouvez découvrir ci-dessous son making of dans lequel Jonas Kaufmann est en quête du meilleur expresso au monde). L'orchestre et le musicien enchaînent sans transition pianissimo et fortissimo, chaleur retenue et éclat surpuissant, mezza vocce (à mi-voix) et grandes voiles déployées.