Interview de David Chaillou pour la création de son opéra "Little Nemo" : « L'opéra a toujours des résonances, fortuites ou assumées, avec le présent »
David Chaillou, pourriez-vous nous présenter votre opéra Little Nemo ?
C’est un opéra tout public (à partir de 7 ans). Little Nemo est le héros d'une des bandes dessinées les plus célèbres aux États-Unis. L'histoire de ce petit garçon en pyjama qui traverse le monde sur son lit animé a été publiée en feuilleton par Winsor McCay dès 1905. Le librettiste Arnaud Delalande et le co-librettiste Olivier Balazuc, qui est aussi le metteur en scène (il avait déjà signé pour Angers-Nantes Opéra la création de L’Enfant et la nuit), ont imaginé Little Nemo à 40 ans. Il est devenu un homme d'affaires, un spéculateur dans l'après-crise de 1929 qui rachète à bas prix les immeubles des quartiers populaires pour bâtir son empire : bureaux et boutiques de luxe.
Imaginiez-vous, en commençant le travail sur cette histoire, combien elle deviendrait d'une actualité brûlante et qu'elle pourrait nous offrir des enseignements pour affronter la situation actuelle ?
Nous n'y pensions pas du tout. L'idée était d'aborder le monde de la bande dessinée et de le transposer à l'opéra. Mais comment transformer le style du feuilleton en une histoire plus construite ? Les librettistes Arnaud Delalande et Olivier Balazuc ont présenté Nemo à l'âge adulte. Cet "ex-Little Nemo" a oublié l'enfant qu'il était et c'est l'enfant qui se réveille en lui qui part à la recherche de la clef des songes perdue, la clef qui protège le monde des rêves des assauts de la réalité. Citizen Kane est donc un lointain modèle, presque inconscient. Quant aux éventuelles correspondances avec un homme d'affaires devenu président des USA, elles ne sont que pur hasard. Comme quoi l'opéra a toujours des résonances, fortuites ou assumées, avec le présent. Tout dépend de la grille de lecture du spectateur, de ce qui résonne en lui et fait sens.
Lorsque m'est venue l’idée de composer un opéra, j'ai tout de suite pensé à cette bande dessinée qui m'avait émerveillé enfant
Cette bande dessinée est surtout connue aux États-Unis, étiez-vous familier du personnage de Little Nemo de Winsor McCay ? Comment l’avez-vous découvert ?
Je le connaissais quand j'étais enfant. J'avais une édition publiée dans les années 1980, chez le petit éditeur Pierre Horay. J'avais été fasciné par l'univers graphique, encore plus que par l'histoire. Le monde des rêves dessiné par McCay est d’une très grande richesse, il donne lieu à une série de métamorphoses, les immeubles deviennent gigantesques et subitement rapetissent. Nemo a d’attachants personnages récurrents à ses côtés. Lorsque m'est venue l’idée de composer un opéra, j'ai tout de suite pensé à cette bande dessinée qui m'avait émerveillé enfant.
Êtes-vous retourné lire la bande dessinée pendant la composition ?
Jamais. J'ai voulu rester sur mon impression première. Je n'ai même pas rouvert l'album mais je me suis focalisé sur son importante dimension onirique. J'ai voulu imaginer ce que serait la musique de mes rêves, on a d'ailleurs rarement le souvenir des sons de ses rêves. À partir de là, j'ai tenté de créer du rythme en faisant se côtoyer des univers apparemment éloignés mais que la magie du songe réunit : le jazz, le théâtre musical, ou la musique électronique, tous ces éléments étant traversés par des thèmes récurrents qui unifient l'œuvre dans une forme générale.
Little Nemo par Winsor McCay
À l'opéra, l'œil écoute !
Comment aborde-t-on la composition d'un opéra destiné aux enfants ?
Je pense qu'il n'y a pas de “musique pour enfant”, pas de “musique jeunesse”, pas de “musique vieillesse”. Il y a de la musique, tout court avec des lectures différentes selon les âges et les sensibilités. L'intérêt des œuvres d'art, me semble-t-il, est que l'on peut les aborder à tous les âges et qu'elles nous disent aussi quelque chose de nous-mêmes dans notre manière de les percevoir et de les ressentir. Ce que permet en plus le genre de l'opéra c'est de réunir texte, images et musique en un seul tout. À l'opéra, l'œil écoute !
Comment avez-vous choisi l'instrumentarium (11 musiciens : piano, clavier, orgue clavecin, violon, alto, violoncelle, contrebasse, percussions fournies, trompette, trombone, clarinette, flûte) ?
En fonction du livret et de l’image. Le monde des villes est lié à la machine, j'avais donc besoin des percussions. Je devais aussi illustrer le voyage dans les rêves. Onze musiciens est une formation équilibrée que j'ai complétée à certains moments par l'utilisation de l'électronique pour changer d'échelle, tout comme le monde de Nemo, en perpétuel mouvement.
Parlez-nous de votre travail avec Philippe Nahon et de l’Ensemble Ars Nova qu’il dirige.
C’est notre première collaboration. Philippe Nahon est en même temps le témoin et l'acteur d'une histoire, celle d'Ars Nova créé par Marius Constant. C'est quelqu'un qui a gardé une fraîcheur exceptionnelle et une curiosité sans âge.
Pourriez-vous nous présenter le plateau vocal ?
Le plateau vocal et musical est formidable : le rôle de Nemo enfant est tenu par la soprano Chloé Briot entendue cet été à Aix-en-Provence dans Pelléas et Mélisande (Debussy). J’avais pu l’écouter dans L’enfant et les sortilèges (Ravel) à Radio France l’année dernière où elle campait son personnage avec une finesse et une musicalité qui m’avaient fortement impressionné ! Assurément une grande voix. Nemo adulte et Flip sont joués par Richard Rittelman. Richard est un des grands barytons de sa génération. Il possède une voix puissante et étendue d’une grande agilité. Récemment il a tenu le rôle-titre de Punch dans Punch and Judy diffusé sur Arte et joué à Vienne. Hadhoum Tunc est la Princesse, la Fée Cristalette et Stella. C'est une soprano à la voix magnifique, aussi à l’aise dans le répertoire baroque que dans la musique contemporaine. La basse Bertrand Bontoux est le roi Morphée au timbre intense et à la grande clarté d’articulation. Il est aussi Lunatrix, le roi de la Lune, un rôle comique cette fois où il montre une autre facette de son talent. Florian Cafiero est le Greffier, le Docteur Pilule et le Chambellan. C’est un ténor impressionnant au timbre solaire, révélation ADAMI ! Cyril Rabbath est le Môme bonbon. C’est un clown mime, jongleur qui sait tout faire !! Il va être adoré des enfants ! Il a longtemps travaillé pour le Cirque du Soleil. Le danseur Vincent Clavaguera joue Imp le sauvage. Je crois qu’il surprendra les spectateurs par ses chorégraphies inventives et son langage tout en gestes et mouvements ! Le Chœur d'Angers Nantes Opéra, un ensemble de 6 solistes, tient également un rôle très important dans l’œuvre ; il suit la plupart des péripéties du rêve. Il apporte une grande énergie. Il faut bien sûr nommer l’ensemble Ars Nova dirigé par Philippe Nahon qu’il n’est pas besoin de présenter. La formation comprend 11 musiciens plus Christophe Hauser au son. Que du beau monde ! Ce fut également un grand plaisir que d'avoir travaillé avec le chef de chant Hélène Peyrat, qui a guidé les chanteurs avec un grand professionnalisme et une très belle sensibilité musicale.
Il faudrait aussi parler de la scénographie et des décors signés par Bruno de Lavenère. Avec la création lumière (Laurent Castaingt) et la vidéo (Étienne Guiol), tout l’univers graphique de la bande dessinée est transposé avec beauté et de manière personnelle dans le monde opéra. Mais je n’en dis pas plus pour laisser le plaisir de la découverte !
Collaborez-vous de près avec eux lors des répétitions puis des représentations ?
Je suis présent pour expliquer la partition, les modes de chant et de jeu-parlé par exemple. J'ai travaillé avec la voix de certains chanteurs en tête, pour d'autres en voyant leur vivacité afin de les imaginer dans les rôles d'après leur vérité. C’est la beauté de la création : cette interaction, lorsque tout le puzzle se réunit. L'aventure est collective et, petit à petit, l'ensemble monte en puissance, la musique, la mise en scène, la salle, les décors, les costumes, l'orchestre : ce sont les belles énergies de l'opéra.
Avez-vous choisi d’attribuer une tessiture par caractère ?
Bien sûr, et une autre chose est importante dans la distribution : deux des personnages ne sont pas des chanteurs d'opéra. Le messager du roi Morphée est joué par un jongleur à la voix de cabaret, la pantomime étant d'ailleurs un spectacle présent dans les maisons d'opéra aux siècles précédents. Imp, le “bon sauvage” de la bande dessinée, est quant à lui un danseur qui s'exprime par les rythmes, sans prononcer aucune parole.
La musique apporte toujours un sens caché au texte
Faîtes-vous une utilisation d'effets tels que le leitmotiv ?
Il y en a, mais pas pour tous les personnages. Les thèmes mélodiques repérables interviennent quand il s’agit de caractériser avec plus de force les émotions des protagonistes. En revanche, dans l'univers du rêve les sons se délitent. Ces évidences sont apparues au fur et à mesure. Certaines choses étaient prévues au départ puis ont mûri. D'autres sont arrivées en cours d'écriture. Le temps de la composition sert à révéler ce qui est évident et ce qui l'est moins. La musique apporte toujours un sens caché au texte.
Vous conservez la structure airs/récitatifs/chœur, mais avec une influence du théâtre musical d'Aperghis (voix parlée, parlé-rythmé, onomatopées). Le chant que vous avez composé est-il un arioso (récité pour être intelligible par les enfants mais aussi chanté) ?
Cela dépend des moments, j'ai voulu que chaque personnage soit une sorte d'archétype. Par exemple, le personnage du méchant, qui est ambivalent, a été traité en polytonalité et en jazz. J'ai souhaité mélanger les styles et faire évoluer les personnages. Le choix des onomatopées est lié à l’univers de la BD, aux bulles. Le genre de l'opéra, la musique apportent en quelque sorte une troisième dimension au dessin. Un dessin qui s'anime par les gestes, les mots et les sons.
Vous convoquez souvent des effets vocaux (chuchotements effrénés des courtiers qui achètent et vendent, rires maléfiques, souffles de voix pour le vent, etc.). Comment conservez-vous la musicalité du chant ?
Selon les situations, la voix peut dire toutes les émotions, depuis le parlé jusqu’au chanté avec un timbre extrêmement opératique. Ce sont les situations et les personnages qui vont faire varier les rythmes.
Dans le même esprit, vous croisez les genres (savant, populaire, Mozart, opéra bouffe, musique concrète, La Flûte enchantée, Le Chevalier à la rose, Carmen, Faust, du jazz…) comment conserve-t-on toutefois unité et cohérence ?
L'unité tient à des éléments rythmiques, mélodiques et de timbre qui structurent l'œuvre. Il ne s'agit pas du tout de collage mais d’un parcours assumé lié à la dramaturgie.
Comment et pourquoi vous sont venues l'idée et l'envie de faire intervenir le public pendant l’opéra (chanter, avec le chœur, l'hymne du « Carnaval des Nations ») ?
Ce n'est pas une figure obligée, une interactivité gadget. Dramaturgiquement, l'intervention du public a un rôle : elle produit un nouveau changement d'échelle en déplaçant le spectacle de la scène à la salle. Elle a aussi une visée pédagogique : les enfants entrent d'avantage dans l'œuvre en devenant quelques minutes acteurs par la voix et le geste.
David Chaillou (© Ulf Andersen)
Pouvez-vous nous présenter la mise en scène d’Olivier Balazuc ?
C’est une mise en scène très musicale. Olivier Balazuc est également co-librettiste. Il vient du monde du théâtre. Il a cette intelligence d'être à la fois théoricien et praticien. Quand il demande quelque chose, il le fait tout de suite lui-même. Quant au co-librettiste Arnaud Delalande qui a inventé l'histoire, il vient de la littérature et écrit aussi bien pour la BD que pour le cinéma.
Lorsque l’on compose un opéra à sa table, est-ce que l’on imagine déjà une mise en scène ? De fait, n’est-il pas délicat de voir son œuvre autrement ?
Au contraire. Quand je compose de la musique, je chante tous les rôles (avec une voix de casserole) afin de les mettre en situation. C'est très beau de voir les choses se réaliser et s'incarner différemment puisque chaque acteur apporte sa personnalité et sa cohérence. C’est un enrichissement.
Pour accompagner cet opéra, un nombre impressionnant d’opérations de médiation ont été mises en place (plus de 150 interventions théâtrales "micro-spectaculaires" dans 166 établissements scolaires, des ateliers, un espace numérique de ressources : le "Kit Little Nemo"). Quels sont les impacts de ces médiations sur la transmission de votre opéra ?
Pour les enfants, la figure du compositeur est très abstraite. J'espère que les actions autour de cet opéra leur permettront de se dire qu'il existe des œuvres de leur époque qu'ils arrivent à mieux comprendre, et dont ils connaissent les gens qui les ont faites. Ils commenceront ainsi à faire ce chemin personnel vers des œuvres qui leur semblent plus éloignées, mais qui sont primordiales pour le développement de la personnalité.
La transmission et le partage sont pour moi essentiels
Précisément, comment expliquez-vous que la dimension pédagogique tienne une place à ce point capitale dans votre carrière (vous avez notamment entamé l’écriture pour enfants avec Antoon Kring dans L'orchestre d'Odilon le Grillon chez Gallimard jeunesse et vous formez les professeurs des écoles depuis 2006 en tant que maître de conférences à l'Espé Lille-Nord) ?
La transmission et le partage sont pour moi essentiels. Le rapport à la musique pour 99% des enfants, ce sont les chanteurs de musique actuelle. Il est intéressant de partir de ce qu'ils écoutent pour leur faire découvrir d'autres choses, des musiques différentes de ce que l'on leur propose habituellement. J'aime transmettre ma passion mais aussi recevoir leur vécu quant à la place de la musique aujourd’hui. Cela me donne beaucoup d'énergie. La musique est un art de partage.
Est-ce que vous-même écoutiez des opéras quand vous étiez enfant ?
Pas beaucoup, cela m'est venu après.
Il est important que les gens se rendent compte que l'opéra est un genre encore vivant et qui produit des créations
Quel programme d’opéra concocteriez-vous à un petit enfant de 6 ans ?
Des airs de La Flûte enchantée, quelques airs de Carmen, aussi de la comédie musicale. Il y aurait tant de choses, tant de parcours possibles. Je mélangerais aussi des œuvres du répertoire avec des œuvres d'aujourd’hui. Il est important que les gens se rendent compte que l'opéra est un genre encore vivant et qui produit des créations.
À quoi ressemble la journée de travail d’un compositeur ?
Généralement, je commence par des rituels. Aller au café, marcher, écouter, discuter, être complètement dans la vie avant de me diriger ensuite vers un espace plus intérieur. Certaines journées sont plus productives que d'autres, mais l'attente fait partie du processus. J'ai besoin de lire beaucoup, de m'imprégner d'autres arts. La vie nourrit l'œuvre et l'œuvre nourrit la vie. Plus on a d'expérience, moins on appréhende l'attente qui laisse mûrir les idées, qui les concentre vers ce que l'on souhaite exprimer. Je m'intéresse beaucoup à cette question de l'acte créateur, à comment font les autres. Il y a des milliers de façons de composer, il n'y a pas de méthode. Il faut apprendre à se découvrir soi-même, à identifier ce qui est le plus juste par rapport à soi. C’est le parcours d'une vie et heureusement : quand on sait exactement ce que l'on fait, ce n’est pas toujours bon signe.
Je suis parti du souvenir ému de l'enfance
Comment choisit-on un nouvel opéra ?
Chacun choisit selon ce que le sujet suscite chez lui, selon des choses profondes qui nous émeuvent. Avec Little Nemo, je suis parti du souvenir ému de l'enfance.
Pour quel interprète rêveriez-vous d’écrire ?
Ceux que j'ai !
Que pensez-vous de l'état actuel de l’opéra ?
L'Opéra a toujours été en lien avec la société. Déjà, le chant est l'instrument direct, immédiat, naturel, le seul instrument qui n'a pas été inventé par l'homme. Aujourd'hui encore, il suscite beaucoup de choses, il dépasse l'enceinte des salles de spectacles pour aller dans les cinémas. Depuis 1607, il véhicule toujours l’imaginaire de son temps.
Comment se vit le statut de compositeur dans la société d’aujourd’hui ? Lorsque l’on vous demande votre métier, quelle est la réaction lorsque vous expliquez être compositeur ?
Le statut importe peu, l'important ce sont les œuvres. Il s'agit d'expliquer que ce “statut” évolue. Le compositeur n'a pas le même rôle selon les époques, selon les sociétés. En revanche, il faut parler de la place de l'art dans notre société, de l'art vivant par rapport à l'art de masse. Avec la télévision, les mass-médias, il y a moins d'espace pour les œuvres. Je me rappelle toujours cette phrase : « Faites découvrir aux gens des œuvres qu'ils pourraient aimer et non pas qu'ils aiment déjà ». L'important est que l'art prenne des risques, suscite la rencontre avec le public : j'aimerais rendre hommage aux directeurs d'Angers-Nantes Opéra et de l'Opéra de Dijon !
Ce qui m'intéresse, c'est le voyage
Par quoi commencer l'écoute de l’opéra contemporain ?
Il y a beaucoup d'œuvres contemporaines possibles : Pascal Dusapin, Thierry Escaich, Marc-André Dalbavie, Philippe Manoury, Philippe Fénelon, des compositeurs anglais, américains, scandinaves, des pays de l'est de l'Europe. Je crois qu’il faut se laisser aller à sa curiosité, à ses envies, courir le risque d'être étonné et surpris.
Quel opéra pourriez-vous écouter en boucle ?
Plein. L'Orfeo de Monteverdi, ou bien les opéras de Mozart.
Qu’écoutez-vous en dehors du classique ?
Les musiques du monde : en musique on trouve des invariants tout à fait étonnants. Ce qui m'intéresse, c'est le voyage.
Little Nemo sera donné au Théâtre Graslin de Nantes les 14, 18 et 21 janvier 2017 puis au Grand Théâtre d'Angers les 22 et 24 mars. L'opéra passera ensuite par Dijon les 2, 3 et 4 février.