Un carnaval réjouissant pour le retour du Bourgeois gentilhomme à Versailles
Le texte de Molière, secondé par la musique de Lully (les « deux grands Baptistes, / Originaux et non copistes », écrit un spectateur de l’époque), fait le pont entre les fastes du Roi Soleil et les mascarades populaires. Tel est également Monsieur Jourdain, servi par l’énergie bouillonnante de Pascal Rénéric et sa voix de stentor bilieux, pris en étau entre son extraction petite-bourgeoise et ses aspirations à la noblesse. Les sarcasmes du dramaturge n’épargnent personne : maîtres et valets, amoureux transis et artistes, tous sont placés face à leurs ridicules. Le duo constitué par Madame Jourdain et sa servante Nicole, Manon Combes au rire communicatif, complète et équilibre la palette des caractères. La mise en scène de Denis Podalydès actualise à merveille ce comique de mœurs, cruel et terriblement drôle, que l’on avait déjà pu apprécier à l’écran dans la trilogie des gares versaillaises tournée par son frère Bruno. L’humour acerbe de la fratrie infuse ce Bourgeois et donne une vivacité très appréciable à ce qui est désormais un classique, voire un passage obligé du répertoire comique français.
Le Bourgeois gentilhomme mis en scène par Denis Podalydès (© Pascal Victor)
À la tête de l’Ensemble La Révérence, le violoncelliste Christophe Coin défend ardemment la partition de Lully, jouée d’un bout à l’autre mais toujours admirablement intégrée au spectacle, prouvant ainsi la possibilité de mêler fidélité historique et modernité. Les instrumentistes, rassemblés autour du clavecin volubile de François Guerrier, sont installés sur le devant de la scène, côté cour, et prennent parti dans les disputes qui éclatent entre les personnages. Ils sont évidemment du côté du maître de musique lorsque celui-ci déploie son éloquence pour démontrer la suprématie de son art sur la danse, les armes et la philosophie : un chaos sonore illustre un monde sans musique, tandis que l’harmonie universelle est obtenue par un accord parfait.
La musique de scène que Lully compose pour Le Bourgeois gentilhomme constitue un véritable panorama des styles et des goûts musicaux de 1670. Outre les très françaises ouverture et suite de danses, genre perfectionné par Lully lui-même, on peut entendre un air de cour nécessairement langoureux, interprété avec une discrète ironie par la soprano Cécile Granger ; suit un divertissement pastoral écrit pour l’occasion par le maître de musique, et chorégraphié par son homologue danseur – « Pourquoi toujours des bergers ? », s’exclame Monsieur Jourdain. Cette question permet de saisir la profondeur de cette comédie-ballet, dans laquelle l’auteur et le compositeur remettent en question leur propre pratique par une caricature subtile des divertissements en vogue à la cour. Ainsi Jean-Baptiste Poquelin incarne-t-il le bourgeois lors de la création à la résidence royale de Chambord, tandis que Lully joue le Grand Mufti, rôle tenu ici par le baryton Marc Labonnette, imposant ordonnateur de la cérémonie fantasque qui fait de Jourdain un respectueux mamamouchi, à grand renfort de proférations dans un turc imaginaire bigrement proche de l’italien.
Denis Podalydès (© DR)
Il faut dire que la turquerie est alors à la mode au royaume de France, après l’ambassade de Soliman Aga l’année précédente. Mais Cléonte et son valet orchestrent ici pour abuser la crédulité du père de l’aimée un véritable carnaval, dont les somptueux costumes dessinés par Christian Lacroix rehaussent les tons. C’est l’occasion pour Lully, florentin de naissance mais fondateur du goût français, d’exploiter avec une certaine distance le fameux thème des nations, qui suppose que la musique exprime l’idiome et le tempérament propres à chaque peuple. Se succèdent donc sur la scène les deux ténors aux voix contrastées : Francisco Mañalich, s’accompagnant à la guitare dans une espagnolade rythmée ; et Romain Champion, magnifique dans le registre de haute-contre pour une tendre sérénade. Après un lamento italien et un mouvement de chaconne, cette fête de l’étrange qui célèbre la résolution de la comédie par l’union des couples s’achève sur un chœur dont les paroles trouvent à coup sûr un écho favorable parmi les spectateurs : « Quels spectacles charmants, Quels plaisirs goûtons-nous ! ».
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