En Bref
Création de l'opéra
L'idée d'écrire un opéra sur le célèbre roman Eugène Onéguine (1833) d'Alexandre Pouchkine serait venue en mai 1877, soumise à Tchaikovski par la contralto Ielisaveta Lavrovskaïa. Le compositeur écrit en une nuit un scénario de l'opéra et le confie au librettiste Constantin Shilovsky. Le livret respecte le style de Pouchkine (certains vers sont même cités dans l'opéra) sans pour autant suivre scrupuleusement la trame d'origine : seuls certains passages du roman sont retenus, d'où l'appellation « scènes lyriques ». Composé entre juillet 1877 et janvier 1878, l'opéra est contemporain de la Quatrième symphonie. Eugène Onéguine, ou Yevgeny Onegin, est le cinquième des onze opéras de Tchaïkovski, à une période compositionnelle particulièrement féconde. Celle-ci peut s'expliquer par l'indépendance financière que le compositeur a acquise grâce à la pension mensuelle que lui verse Nadejda von Meck, une riche aristocrate qui devient sa mécène dès 1877.
La création a lieu au Petit Théâtre du Collège Impérial de Musique et est exécutée par les élèves du Conservatoire de Moscou le 29 mars 1879, Tchaïkovski ayant voulu représenter cet opéra de la façon la plus simple possible. Plusieurs représentations suivirent suite au succès de la première et l'opéra connaît à nouveau une consécration au Théâtre du Bolshoï de Moscou le 23 janvier 1881. L'opéra est ensuite donné à Prague en 1888 sous la direction du compositeur, puis à Hambourg en 1892, dirigé par Gustav Mahler en présence de Tchaïkovski. Il fait par la suite l'objet de remaniements pour être donné dans les langues des théâtres étrangers jusqu'à la première moitié du XXe siècle. Aujourd'hui, Eugène Onéguine compte parmi les opéras de Tchaïkovski les plus joués sur les scènes lyriques internationales avec La Dame de pique (1890), qui est également basé sur un roman de Pouchkine.
Clés d'écoute de l'opéra
Une intrigue au cœur de la psychologie des personnages
Occasions manquées, destins croisés, premiers émois amoureux et nostalgie d'un passé que les personnages ne peuvent plus réécrire : telles sont les grandes lignes de l'opéra Eugène Onéguine (Yevgeny Onegin). L'action repose sur une trame épisodique qui justifie l'expression de « scènes lyriques » et non d'opéra. En effet, le compositeur met en avant les principaux moments du roman de Pouchkine sur le plan dramatique (la scène de bal aboutissant au duel entre Onéguine et Lensky à l'acte II) comme sur le plan expressif. À cet égard, la « Scène de la lettre » au cours de laquelle Tatiana rédige une déclaration enflammée à Onéguine est un des passages les plus lyriques de l'opéra, les changements de caractères musicaux correspondant aux états d'esprit successifs de la jeune fille. De même, l'air de Lensky juste avant qu'il n'affronte son meilleur ami Onéguine illustre les doutes existentiels du jeune poète face à l'issue incertaine du combat. Ainsi, le réalisme et le drame sentimental du roman de Pouchkine sont transposés sous une forme opératique intimiste pouvant rappeler les portraits psychologiques tracés par Verdi dans les airs de Gilda (Rigoletto) et de Violetta (La Traviata).
Si le parallèle avec la tradition lyrique italienne est possible sur la question de l'évolution psychologique des personnages, Eugène Onéguine est néanmoins caractérisé par une écriture mélodique qui se base sur la langue russe ainsi qu'une orchestration plus riche spécifique à Tchaïkovski. Souvent accusé de « conservatisme », le compositeur n'a pas suivi les mêmes perspectives que ses contemporains comme le fameux Groupe des Cinq mais a su conserver un lyrisme qui lui est propre : ni bel-cantistique, ni germanique, l'écriture mélodique de Tchaïkovski étend progressivement les phrases dans de grandes lignes vocales. Par ailleurs, ce débordement mélodique se retrouve également à l'orchestre, qui figure en grande partie l'expression des passions des personnages. Enfin, l'opéra est unifié par le leitmotif de Tatiana, présenté initialement pendant l'ouverture, puis qui se développe pendant tout l'acte I pour revenir à l'acte III lorsqu'Onéguine et Tatiana se revoient des années plus tard. C'est enfin par une orchestration subtile, distribuant les lignes mélodiques à tous les pupitres, que s'intensifient l'effusion et l'évolution des sentiments des personnages d'Eugène Onéguine.
Tchaïkovski et ses contemporains russes
Considéré de son vivant comme l'un des compositeurs russes les plus emblématiques de son temps, Tchaïkovski a souvent été opposé à ses compatriotes et contemporains. En effet, son esthétique musicale dans ses opéras se base davantage sur les modèles occidentaux et se situe en marge de l'opéra romantique russe tel qu'il est prôné par les compositeurs du « Groupe des Cinq », qui rassemblait Rimski-Korsakov, Moussorgski, Borodine, Balakirev et Cui. Prenant pour modèle les ouvrages lyriques de Glinka, la principale revendication de ces cinq jeunes compositeurs est d'affirmer une nouvelle identité musicale, notamment en puisant leurs sujets dans l'histoire de la Russie et en mettant en avant les mélodies populaires et des mesures irrégulières typiques du folklore russe. À l'inverse, les opéras de Tchaïkovski, et tout particulièrement Eugène Onéguine, s'inscrit davantage dans le sillage de la tradition opératique dominante, dont les modèles formels étaient principalement issus du bel canto italien et de l'opéra français. Tout d'abord, le cadre du roman et de l'opéra Eugène Onéguine montre l'influence de la culture française dans les milieux aristocratiques russes, comme en témoignent Monsieur Triquet, un invité français apprenant aux dames sa langue natale (acte II). Il faut également souligner l'importance des danses au sein de l'opéra, et ce sur l'ensemble des trois actes, la trame de l'opéra incluant deux grandes scènes de bals (acte II et III) sur le modèle de la tradition opératique française.
La question du « classicisme occidental » de Tchaïkovski est en réalité plus complexe qu'il n'y paraît puisque le patrimoine musical russe tient une place considérable dans son œuvre, et ce même au sein de sa production lyrique : dès les années 1870, Tchaïkovski édite plusieurs recueils de mélodies populaires russes. D'autre part, si Tchaïkovski adopte les grands genres de la musique occidentale comme la symphonie, le concerto et l'opéra, il puise par moments ses thèmes dans le patrimoine musical russe. La scène avec les paysans à l'acte I brosse ainsi un portrait réaliste en imitant la musique folklorique russe, ce qui montre la diversité de l'opéra qui illustre autant les tendances de l'aristocratie russe (tournée vers l'Occident) que celles des milieux paysans.