Capulet et Montaigu de Bellini à l’Opéra de Marseille ou les séquestrés de Vérone
Une distribution serrée de cinq protagonistes, dont quatre personnages masculins encore prolongés et amplifiés par des chœurs d’homme, concentre ce drame de la filiation : le fratricide par alliance entre Guelfes et Gibelins, d’où le choix fait par Bellini de nommer son opéra par les patronymes plutôt que par les prénoms des amants de Vérone, porteurs des prérogatives qui enferment dans les limites asservissantes du devoir, du territoire et du clan. Le duo des « enfants » Capulet et Montaigu, respectivement Giulietta et Roméo, réunit deux chanteuses en un tuilage parfait, d’un personnage à l’autre, d’un timbre à l’autre, d’une émotion à l’autre, préparant la superposition troublante de leurs voix qui se mêlent enfin.
I Capuletti e i Montecchi par Nadine Duffaut (© Christian Dresse)
L’âme et le corps de Giulietta semblent émaner de la soprano italienne Patrizia Ciofi, d’une fragilité palpable, épidermique, mais qui poursuit jusqu’au bout un intense combat intérieur qu’elle livre dans de longues mélodies méditatives ou incandescentes. Les colorature, qu’elle accomplit avec des suraigus lumineux et comme voilés de blanc, surgissent de manière nécessaire de ses différents paliers d’émotion, des plus désespérées aux plus extatiques. Elle conduit sa ligne comme un frisson de dentelle, dense ou aérée, avec ses accrocs et ses continuités, produisant l’émotion, venant s’y emprisonner ou s’y libérer. Sa vocalité nuancée jusqu’aux confins de l’étirement nous conduit à l’impalpable d’un amour qui ne peut être vécu que dans l'au-delà.
Patrizia Ciofi et Karine Deshayes dans I Capuletti e i Montecchi par Nadine Duffaut (© Christian Dresse)
Romeo, interprété par la mezzo-soprano Karine Deshayes, au timbre galbé comme une caresse ou acéré comme une lame, à l’émission puissante, intense, contrôlée, est bien l’adolescent fier ou suicidaire du drame. La chanteuse compose ce rôle travesti avec tout au plus quelques gestes réputés plus masculins, l’assise franche d’une posture, affrontant un microcosme d’hommes armés.
Les deux cantatrices (déjà réunies l'an dernier dans Marie Stuart en Avignon) chantent, lors de leurs duos, l’une pour l’autre, l’une contre l’autre, l’une par l’autre, sans perdre leur public, grâce à l’oblicité de leur maintien scénique, tout en regards et en caresses de la main, de l’épaule, enfin du visage, se tournant infiniment autour, comme pour tisser, relancer et maintenir la ligne de vie en harmonie avec la ligne de chant.
Côté chanteurs, le rival Tebaldo est confié au ténor Julien Dran, pour l’élégance de sa présence physique et la vaillance de sa vocalité. Grand, fin, aux gestes ouverts en direction du public, il adresse des aigus conquérants à Giulietta et des menaces de baryton à Roméo. Son grand air du premier acte est particulièrement applaudi.
Julien Dran et Nicolas Courjal dans I Capuletti e i Montecchi par Nadine Duffaut (© Christian Dresse)
À l’autre pôle des tessitures masculines, le basse Nicolas Courjal exécute son rôle de père et de chef des Capulets. Son Capellio est ce gouffre d’autorité intraitable qu’il incarne tel un pilori dressé au milieu de la scène, occupant et tenant son territoire. Son récitatif profond, parfois caverneux, a la couleur chtonienne du décor et s’y projette, s’y impose, en père tout-puissant. Le Lorenzo d’Antoine Garcin, autre basse, a dès lors un peu de mal à s’imposer vocalement, de légères instabilités dans les vibratos, conférant à son personnage de sage, de médiateur, un caractère hésitant qu’estompe le caractère décisif -en regard de l'action- de ses récitatifs, lors du deuxième acte, lorsqu’il présente le philtre à Giulietta.
Antoine Garcin et Patrizia Ciofi dans I Capuletti e i Montecchi par Nadine Duffaut (© Christian Dresse)
Les ensembles sont des instants de précision d’écriture et d’expression dans cette œuvre, en concentrent la dimension d’effroi et d’extase face à l’impossible harmonie, le duo féminin parvenant à planer au sommet de la matière sombre des voix masculines. Celle-ci est encore amplifiée, étalée, par les Chœurs masculins de l’Opéra de Marseille, dont les menus décalages au premier acte sont vite oubliés. Ils se confrontent à la féminité de danseuses virevoltantes, vaporeuses, qu’ils quadrillent sagement de leur chorégraphie en fonction des tiraillements de Giulietta, entre liberté et devoir.
La baguette du chef italien Fabrizio Maria Carminati sait garder la pulsation permanente qui traverse l’œuvre de part en part et qui s'arrête brusquement lors de son dénouement précipité. De même sait-il impulser l'avancée du drame par un accompagnement des voix qui n'est mécanique et interchangeable qu'en apparence. Il se doit d’être le gardien d’émotions de la fosse comme du plateau, et d’ouvrir, en maintenant l’orchestre à sa place, l’espace sonore et expressif d’un immense crescendo, cette prière déjà évoquée que constitue l’opéra. Quelques moments d’opacité et de rigidité marquent ce dialogue ininterrompu entre les instruments (à vent le plus souvent chez Bellini) et les voix mais n’oblitèrent en rien le patient ouvrage de l’Orchestre de l'Opéra de Marseille qui s’emploie à finement décliner, tout en transparence, les textures belliniennes. Nous pensons alors irrésistiblement à un autre Bellini, Giovanni, peintre renaissant de la sérénissime Venise, et aux incarnations transparentes de ses vierges à l’enfant.
Madonna del Prato (c. 1505) de Giovanni Bellini
L’épure et l’austérité du drame exigent paradoxalement une division serrée des tâches, depuis la globalité de la mise en scène, signée par Nadine Duffaut, jusqu’à l’entraînement des protagonistes au maniement de l’épée, assuré par le maître d’armes Véronique Bouisson, lequel s’articule étroitement avec la conception scénographique d’Emmanuelle Favre. Ce n’est pas du peintre Bellini que l’écrin visuel de l’opéra semble s’être inspiré, mais d’un autre peintre vénitien, Le Tintoret, le séquestré de Venise, d’après le titre d’un texte de Jean-Paul Sartre, pour sa palette fanée, estompée, ténébreuse, uniquement ourlée de cernes blanches et fantomatiques, ses compositions privilégiant les fonds immenses et les obliques, qui constituent ici l’essentiel du décor. De grandes échelles assurent les descentes et remontées des personnages, lorsqu’ils ne surgissent pas de nulle part. Un cadre noir déchiré en morceaux obliques découpe les bords d’un château en ruine, dont les murs, cloisons mobiles, suintent progressivement le sang des amants morts.
L’ombre se diffuse comme un gaz toxique par le jeu de lumières très gradué de Philippe Grosperrin qui souligne de ses raies les étoffes des costumes renaissance de Katia Duflot, jouant de leur palette ocre autour du contraste absolu entre le blanc et le noir. L’épée constamment à la main, maniée avec art, est ici outil de séparation et marque les directions symboliques, obliques et parallèles, d’une géographie belliqueuse et phallique, comme le trône capitonné et surdimensionné de Capellio que Giulietta tente en vain d’amadouer. La scène de la mort des amants réunit, par le motif du voile devenu suaire, le mariage et la mort. La mort carnavalesque devient mort véritable, ce moment de suspension et d’inversion devient temps éternellement étiré d’un lamento, qui ne peut être que brusquement interrompu par l’opéra.
Patrizia Ciofi et Karine Deshayes dans I Capuletti e i Montecchi par Nadine Duffaut (© Christian Dresse)
Le public de l’Opéra de Marseille, jusque là, retient son souffle pour mieux recueillir le dernier des amants de Vérone puis les ovationne longuement et avec une égale ferveur.