Tistou les pouces verts à Rouen : public enchanté en chantant
La raison d’être d'Ôlyrix consiste à rendre l’Opéra accessible à tous. Nous ne pouvons donc que nous féliciter de toutes les actions de démocratisation de l’art lyrique, et notamment de la septième saison d’opéras participatifs à Rouen. Nous vous avons rendu compte le mois dernier des Aventures de Pinocchio, voyage tout public depuis la somptueuse Chapelle Corneille (à retrouver à cette adresse) : après la création, c’est autour de l’opéra Tistou les pouces verts d'Henri Sauguet (créé au Jardin d'Acclimatation de Paris en 1981) que le Théâtre lyrique de Seine-Maritime a élaboré un enthousiasmant projet pédagogique collaboratif. Les spectateurs ont ainsi pu s’entraîner à chanter les thèmes de l’opéra, avant de participer pendant le spectacle grâce aux enregistrements sonores et partitions mis à disposition sur le site de l’Opéra de Rouen. Les écoles, conservatoires et familles ont ainsi pu s’entraîner depuis des mois avec un CD ou des fichiers sons didactiques (les mélodies y sont jouées et chantées, puis ralenties, répétées, comme pour apprendre une langue avec même des préparations vocales : massages, bâillements, portés de voix, glissandos, etc.).
Henri Sauguet est un compositeur pleinement enraciné dans le XXe siècle : né en 1901, son œuvre inspirée par Debussy et Poulenc allie le sérieux compositionnel avec les thèmes réjouissants d’opéras-bouffes, comiques, de symphonies et de la musique de ballet pour laquelle il est surtout reconnu. La partition de Tistou est parfaite pour entraîner le public, avec de belles mélodies faciles à chanter et mémoriser. Dès le début du spectacle, le directeur de l'Opéra de Rouen Frédéric Roels invite en personne le public à participer en interprétant les chansons apprises, ce qu'il fera avec grand enthousiasme à chaque fois que la salle se rallumera et que le chef d'orchestre se retournera vers lui pour diriger petits et grands.
Paul-Emmanuel Thomas dirige le public de Tistou les pouces verts (© DR)
Paul-Emmanuel Thomas bat ainsi une ample mesure assurée à destination des spectateurs, il les encourage d'une mine réjouie et articule les paroles de manière à être vu dans tout le théâtre. Cette même énergie et générosité est tournée vers les neuf instrumentistes membres de l'Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, qui offrent chacun le grand détail sonore de cette partition ciselée, avec une remarquable cohérence d'ensemble.
Tistou les pouces verts par Gilles Rico (© DR)
La mise en scène de Gilles Rico construit à cette musique un univers fascinant et riche en symboles cohérents, parfaitement en phase avec l'œuvre et le projet participatif. Tout le spectacle est rythmé des trouvailles réjouissantes et pleinement maîtrisées associant les décors de Philippine Ordinaire, les costumes de Lionel Lesire, les lumières de Bertrand Couderc et la vidéo d'Étienne Guiol. Des SMS, emails, emojis surgissent et défilent en projection vidéo, les hirondelles montent sur les fils électriques pour des problèmes de maths. Surtout, cette scénographie se reconfigure sans cesse. Les formes épurées de maisons s'assemblent et s'éparpillent, formant avec évidence les différents lieux parcourus : école, maison, prison, usine ou paradis, toujours avec les effets idoines.
La prison dans Tistou les pouces verts par Gilles Rico (© DR)
Dans le rôle principal de Tistou, Catherine Trottmann est un enfant plus vrai que nature. Cette incarnation tient certes à sa taille, la même que les enfants qui l'entourent (membres de la Maîtrise du Conservatoire à Rayonnement Régional de Rouen, impressionnant de professionnalisme, parfaitement justes et en place), mais surtout par sa mine boudeuse ou rêveuse de petite môme, bayant aux corneilles, tirant sur ses vêtements, penaude en regardant ses chaussures lorsqu'elle est grondée. Mais, dès que le petit garçon Tistou ouvre la bouche pour chanter, c'est la femme mezzo-soprano qui surgit avec la voix qu'on lui connaît, riche et placée, menue mais rayonnante et vibrée, chaude en résonances de sinus et incarnée.
Catherine Trottmann (Tistou) dans Tistou les pouces verts (© DR)
Monsieur Père est Mikhael Piccone, désolé que son fils Tistou ne veuille pas reprendre l'usine à canons familiale, s'en plaignant d'une voix noble et charpentée qui monte par paliers plus assurés les uns que les autres. Madame Mère est Rita Matos Alves, une voix très riche : presque colorature dans l'aigu tandis qu'elle est charnue pour le médium grave.
Monsieur Père (Mikhael Piccone) et Madame Mère (Rita Matos Alves) dans Tistou les pouces verts (© DR)
De sa production sonore riche et tonique, Yuri Kissin endosse les habits du jardinier Moustache, offrant à Tistou la révélation : l'enfant a les pouces verts (pas encore la main entière, mais pas loin). La voix de baryton-basse rebondit sur les sauts d'intervalle et sait couvrir les aigus avec maîtrise. En digne ouvrier des parcs et jardins, son accent est à couper au sécateur. Heureusement, les enfants du public connaissent par cœur le texte de cet opéra préparé depuis des mois. Si Moustache incarne la douceur réjouissante des fleurs, l'autre personnage responsable de l'éducation de Tistou est tout l'inverse : Gilen Goicoechea campe un Monsieur Trounadisse martial, organisant des visites de prison et de bidonville pour inculquer le respect de l'autorité et le mépris du faible. Son chant froncé relaye toute une palette de graves sombres dans un vibrato rapide.
Catherine Trottmann (Tistou) et Gilen Goicoechea (Monsieur Trounadisse) dans Tistou les pouces verts (© DR)
Dans notre compte-rendu de Don Giovanni au TCE (à cette adresse), nous émettions un souhait : entendre davantage Marc Scoffoni. C'est chose faite, et avec grand plaisir, non seulement de l'entendre mais de le voir puisqu'il offre une véritable démonstration de son vaste talent, incarnant le maître d’école, le gardien de la paix, le grand père, le garde champêtre, le méchant homme, le Dr Mauxdivers (n'en jetez plus !), chacun avec un caractère bien trempé et réjouissant (à l'exception du grand-père on ne peut plus surjoué, qui se réveille pour hurler une phrase délirante avant de retomber comme une masse). Sous ces différents oripeaux, la voix est toujours amplement projetée, corsée et pleine de matière. Le déguisement qui amuse le plus le public est celui du présentateur télévisé caricatural de mégalomanie et de déhanchés, Elvis de pacotille, clone de Dick Rivers. Marie Karall chante Amélie de sa voix mezzo-soprano très longue et mature. Matthieu Chapuis est un Carolus à la ligne énergique et souriante.
Marc Scoffoni dans Tistou les pouces verts (© DR)
Ce monde enfantin est aussi terrible, les enjeux sont aussi profonds que la vie, instructive pour les enfants sans jamais les brusquer, ni les infantiliser. La Guerre éclate entre les Vazys et les Vatens, les maisons du décor se transforment en un Mémorial aux enfants morts : un rappel métaphorique que les jeunes plantes aussi peuvent exploser et mourir en quelques minutes, laissant une terre morte.
Pour embellir le monde il faut comme les fleurs ouvrir son cœur
Tistou, aidé par les mélodies et les "loulouloulou" du public fait refleurir le monde. L'usine à canons devient une usine à fleurs et, ayant ainsi mis fin aux conflits et souffrances avec des gerbes colorées, le jeune héros quitte sa ville rebaptisée Mirepoil-les-fleurs pour monter au Paradis sur une échelle végétale. Les artistes reçoivent l'enthousiasme éclatant et spontané des spectateurs : têtes blondes, parents et grand-parents qui sortent en chantant et sifflotant du Henri Sauguet. Le véritable conte de fée miraculeux de cette soirée.
Tistou les pouces verts (© DR)