Saül, âme troublée à Copenhague
Haendel crée Saül en 1739. Il explore avec acuité dans cet oratorio les ressorts psychologiques d’un roi dont l’âme ("the soul" en anglais) est troublée par la paranoïa et la jalousie qu’apporte le pouvoir. Alors que David vient de terrasser Goliath sauvant ainsi le peuple d’Israël, le roi Saül prend peur, craignant malgré les preuves de loyauté du héros, qu’il ne menace son trône. L’intrigue est somme toute assez simple : l’oratorio n’est pas fait pour être mis en scène mais pour explorer, en concert, les sentiments humains (et divins).
Pourtant, comme cela se fait de plus en plus souvent, Barrie Kosky s’est attaché à en livrer une mise en scène, oxymorique, à la fois sobre et déjantée. Sobre par le relatif dénuement du décor, et déjantée par les costumes (signés Katrin Lea Tag) et chorégraphies (imaginées par Otto Pichler), mais aussi par un esprit général prompt au burlesque, qui déclenche régulièrement les rires d’un public Copenhaguois chaleureux. La scénographie est construite en deux parties opposées : dans la première, la joie de la victoire et d’épousailles à venir (David est promis à Merab, la fille ainée de Saül) est représentées par une grande table de banquet fleurie et regorgeant de victuailles, ainsi que par la prédominance de costumes blancs, tandis que dans la seconde, la mort prochaine de Saül et de son fils Jonathan pèse sur un plateau dépouillé, simplement habillé de bougies (qui génèrent un effet « Waouh » dans le public), et par des costumes sombres. Six danseurs (qui chantent avec le chœur à l’occasion) parfaitement synchronisés apportent des moments clownesques entre deux airs plus mélancoliques. La sorcière d’Endor, vieillard androgyne aux seins pendants auxquels Saül s’abreuve, se dégage comme par enchantement du sol terreux, comme accouché par l’esprit malade de Saül dans l’un des tableaux les plus marquants de la soirée.
Lars Ulrik Mortensen effectue avec son Concerto Copenhagen, dont le son se fait vivace dans cette salle moderne à l’acoustique généreuse et enveloppante, un intéressant travail stylistique. L’ensemble joue sur instruments d’époque, avec force dynamisme et nuances. L’orgue qui éclaire la partition est joué avec virtuosité et délicatesse.
Le Royal Danish Opera Chorus n’est pas un ensemble spécialiste de la musique ancienne, et cela s’entend, certes. Son implication scénique exemplaire imprègne son chant à la fois positivement, par la vigueur de son interprétation et par les timbres qui se construisent au fil de la soirée, mais aussi… moins positivement, par des approximations rythmiques.
Pour interpréter Saül, “Better call Christopher Purves“, diraient les anglais. Le chanteur a en effet participé à la création de la production à Glyndebourne, puis à ses reprises à Houston et au Châtelet. Il se met presque littéralement à nu pour incarner ce roi malade, émaillant la musique de cris, de rires diaboliques, de râles ou de gémissements, courant comme un fou sur un plateau dont la forte pente génère pourtant un dénivelé conséquent. De sa voix tonnante et sombre, il multiplie les effets vocaux éloquents pour nourrir la folie de son personnage, roulant ses « r » comme des mitraillettes. Seules ses vocalises manquent de souplesse et patinent.
En Merab, Clara Cecilie Thomsen expose une voix volubile, ancrée dans des aigus cristallins, qui vocalise avec précision et agilité. Mirjam Mesak interprète Michal d’une voix douce et fine, conduite avec fluidité et rondeur (notamment dans de fins trilles perlés) mais au volume limité.
Benjamin Hulett était déjà de la partie au Châtelet en Jonatan (même s’il avait dû être remplacé en dernière minute). Il s’appuie sur un ténor charnu à la clarté évanescente dans l’aigu, et des graves bien plus sombres. Habitué du répertoire anglophone (interprète fameux de Tom Rakewell, par exemple), il dispose d’une diction impeccable qui permet aux anglophones une compréhension parfaite du texte (et évite de devoir recourir aux surtitres en danois…). La voix tend toutefois à se perdre dans la grande salle lorsqu’il est en fond de scène. Morten Grove Frandsen prête sa voix de contre-ténor capiteuse à David. Son vibrato léger et la douceur de son phrasé en font un héros aimable, ce qui contraste avec la crainte qu’il inspire à Saül. Sa vaillance se caractérise toutefois par la fougue avec laquelle il s’attaque aux parties vocalisantes.
Thomas Cilluffo incarne à lui seul, et en dansant parfois, les rôles du Grand Prêtre, du Général Abner, de l'Amalécite et de l'Édomite Doëg. Il varie les couleurs selon les rôles, avec des aigus veloutés et des graves plus rauques, mais garde une émission vigoureuse et un caractère vocal affirmé. Michael Kristensen se fait à la fois amusant et inquiétant en Sorcière d’Endor, par sa voix légère et presque blanche.
En ce soir de première, des membres de la famille royale du Danemark sont présents. Au début de chaque partie du spectacle, le public se lève donc d’un bond pour les saluer. De même, les artistes les saluent-ils spécifiquement avant de se présenter au public à la fin du spectacle : ils reçoivent en échange une ovation debout de tous les spectateurs, royaux ou non. À l’heure de sortir de la salle, la nuit est tombée et la brume recouvre le canal sur lequel l’Opéra s’avance : la vision du spectateur est aussi troublée que l’âme de Saül.