Orfeo de Sartorio à l’Athénée, prequel ou reboot ?
Dans une saga audiovisuelle, le prequel est le film ou la série qui se déroule avant l’histoire principale (mais diffusée après), permettant d’en livrer le contexte et d’en apporter une nouvelle lecture. Ainsi, par exemple, la prélogie Star Wars raconte les évènements ayant conduit à la Guerre des étoiles, et la série Better Call Saul explique le parcours de l’un des personnages principaux de Breaking Bad. Un reboot, consiste à proposer la même histoire, mais dans une autre narration, idéalement avec une lecture plus moderne, comme Marvel l’a fait avec plusieurs de ses super-héros. Cet Orfeo de Sartorio est à la croisée de ces deux concepts, remontant dans le temps aux premières amours d’Orphée et Eurydice, et proposant une version plus sombre de la partie du drame la plus connue, tout en y associant des arcs parallèles introduisant de nombreux nouveaux personnages. Ici, Orphée n’est plus un poète sensible, mais un amoureux jaloux qui va jusqu’à commanditer le meurtre d’Eurydice. Appelé en rêve par Eurydice qui lui demande de venir la chercher aux Enfers, c’est lui qui, sciemment, décide de se retourner par impatience, malgré les supplications de sa femme (alors que par exemple, chez Gluck, c’est Eurydice qui provoque la faute de son mari).
S’il est difficile d’entrer dans l’intrigue car très peu de contexte est apporté d’emblée sur les nombreux personnages et leurs enjeux, le livret offre un enchainement rapide et fluide de scènes variées : pathétiques, comiques, tragiques ou même sensuelles. La musique de Sartorio s’appuie sur une déclamation chantée (le fameux recitar cantando) généralement entrecoupée d’ariosos aux mélodies variées.
Benjamin Lazar place cette intrigue dans une sorte d’amphithéâtre aux allures de cabaret dont la vieille et lubrique Erinda (écrite dans l’esprit des personnages de nourrices, pour un ténor) serait la meneuse. Une tournette apporte du mouvement, notamment dans la fuite des enfers, dans lesquels les personnages marchant à contresens de cette estrade mobile, semblent élancés dans une course en sur-place. Les personnages descendent ainsi dans l’arène, ou observent l’action depuis les tribunes.
Les costumes signés Alain Blanchot caractérisent efficacement chaque personnage, non sans humour. Ainsi Hercule et Achille sont-ils comme recouverts de plâtre, prêts à devenir les statues qui les représentent aujourd’hui dans les musées, tandis que leur précepteur Chiron, en tant que centaure, est représenté avec une crinière et une queue, des bottes-sabots aux pieds, deux béquilles figurant ses pattes avant. Des ampoules suspendues, inspirés des verres de Murano, éclairent la scène de mariage, puis se balancent mystérieusement aux Enfers, comme des âmes errantes.
La distribution comprend 10 jeunes interprètes, sélectionnés parmi 241 candidats : le niveau s’en ressent. En Orphée, Lorrie Garcia s’appuie sur une profonde voix de contralto, chaude et veloutée aux aigus ronds. Son chant se fait notamment subtil dans sa détresse. Michèle Bréant peint une Eurydice (au fort accent français en italien) au port gracieux, juvénile et candide mais déterminée, d’une voix légère et soyeuse aux aigus sémillants. Ses vocalises sont fluides et bien en place.
Anara Khassenova (récente lauréate du prix de la mélodie au Concours Symphonies d’Automne de Mâcon) campe une Autonoe (épouse délaissée d’Aristée) sensible et noble, aux accents de tragédienne. Sa voix est agile avec un timbre pur et brillant, son chant nuancé mais son phrasé peut encore gagner en précision. Frère d’Orphée dont l’amour pour Eurydice précipite le drame, Aristée, cheveux dorés, est interprété par Eléonore Gagey. Sa voix au timbre vermeille s’appuie sur un souffle maîtrisé et un vibrato très fin et vif. Elle construit son phrasé avec subtilité et contrastes. Autre frère d’Orphée, Esculape est campé de manière investie par Alexandre Baldo (également Pluton) d’une voix de baryton au beau timbre boisé et au soutien puissant, descendant sans difficultés dans les profondeurs de l’instrument.
Clément Debieuvre se livre pleinement dans le rôle travesti et déluré d’Erinda, ne rechignant pas à se déhancher avec humour. Son ténor clair et appuyé a le caractère nécessaire à cette typologie vocale. Son expressivité théâtrale infuse son chant, pétillant. Guillaume Ribler est le berger Orillo, punk sans chien mais avec un naturel scénique réjouissant, un phrasé acéré et une voix de contre-ténor fraiche et soyeuse. Matthieu Heim se cabre et virevolte en Chiron (et Bacchus), exposant une voix de (baryton-)basse fine, noire et bien ancrée, au timbre légèrement voisé et d'un phrasé chantant. Pas tout à fait précis dans ses vocalises, il parvient cependant à retomber sur ses pattes.
En Hercule, le corps tendu en avant, Abel Zamora lance de grands accents, travaillant sa scansion, mais de manière un peu scolaire. Son timbre est corsé et son vibrato rond et fin. Son compère Achille est chanté par le contre-ténor Fernando Escalona dont la gestique de danseur s’accorde à la rondeur du timbre. Ses changements de registres sont exécutés sans heurts.
À la tête de son Ensemble Artaserse au son assez épais, Philippe Jaroussky veille constamment aux équilibres et parvient à varier les reliefs, les ambiances et les rythmes, faisant même preuve d’humour dans certains choix interprétatifs. Ses lèvres articulent les parties chantées, et il pousse même brièvement sa voix de contre-ténor pour un écho.
Ces jeunes chanteurs sont accueillis avec enthousiasme par le public en ce soir de première, avec des vivats plus appuyés encore pour Clément Debieuvre, Michèle Bréant et Alexandre Baldo. La tournée de cette production, visible jusqu’au 16 décembre à l’Athénée, se poursuivra début mars à Juvisy-sur-Orge.